Deux rangs derrière, un professionnel de la collection, le roi du chocolat luxembourgeois, lança les commentaires d’une voix chuintante : « Comment le petit bâtard Bagenfeld a-t-il eu l’impudence de venir ? » Chacun avait « son mot à dire depuis longtemps » et se sentit autorisé à en faire part : « On enlève sa maîtresse, il continue d’écumer nos ventes, je ne pensais pas que les Arabes aimaient l’argent à ce point ! »
« Ces voyous veulent tout ? Il va emporter nos Fragos dans sa Casbah ?
— Lui, arabe ? Mais il dit qu’il est français, vous savez ?
— Il a plutôt une tête de Sicilien, tout ça c’est l’Afrique, du pareil au même.
— Je préfère encore les vrais émirs. »
La comtesse de Marsantes, haute tour du snobisme, lança : « Quand je pense que l’an dernier, il m’a refusé un dîner. J’avais voulu voir l’animal de plus près. J’aurais pu avoir des ennuis avec la police. »
Maher impassible. Maître Vernochet attendait la fin de l’orage en pianotant sur son maillet d’écaille, pressé de « passer le Gauguin ». Un héros de Labiche, face à la complexité du monde. En haut de la cimaise, le portrait du président Tern-Valognes en habit noir, par un élève de Carolus-Duran, avait le regard bête et prétentieux de celui qui ne trouvera pas acquéreur. Le seul invendu de la « dispersion Tern-Valognes », comme il était écrit sur le catalogue que nous chiffonnions pour calmer nos nerfs, sans oser nous retourner.
Maher marmonna des instructions à l’un des trois hommes qui s’étaient levés pour nous laisser leurs places :
« Achetez tout.
— Même les impress…
— Tout, même le faux Carolus-Duran. »
Nous partîmes derrière lui. La salle sifflait.
Il se lança dans une diatribe agressive, très surprenante ; nous ne le reconnaissions pas :
« Je ferai don des croûtes aux bonnes œuvres. Et ces messieurs les rachèteront dans un an, trois intermédiaires plus tard, maquillées, trois fois plus cher qu’aujourd’hui. Regardez ces marchands de peaux de lapin enrichis, qui font leurs numéros de vieux ducs, avec leurs “suites de chaises”, toujours “de provenance royale”, qu’ils finissent, de guerre lasse, par se revendre entre eux. Ensuite, quand ils sont vraiment à court d’argent et de publicité, ils se font des procès pour des histoires de faux bronzes, aussi artificiels et laids que leurs bronzages. Regardez-les, ces barons de Drouot, la peste des biennales et des salons. On leur donne un fauteuil, ils en font quatre, une commode, il en sort six, une par tiroir, ce sont les gourous de la procréation assistée des meubles anciens. Et en peinture, ils ne savent rien, si vous les entendiez… Et puis cela n’a pas d’importance… »
Maher avait appris à les connaître, ces « grands antiquaires parisiens », les plus ennuyeux de la planète, avec la monotonie de leurs « objets extraordinaires » et leurs pathétiques « tableaux importants ». Maher, jeune, sans famille, sans usages, ne pourrait jamais être des leurs, porter leurs costumes trois boutons et supporter leurs femmes-esclaves. Eux, en retour, le haïssaient.
Il se compara ensuite à Berenson. Rien moins. Berenson, à la fin de sa vie, recevait toute la Café Society dans sa villa de Settignano au-dessus de Florence. Mais Bernard Berenson avait été un petit vieillard si bien mis, toujours tellement soigné, qui observait les fresques des églises avec de minuscules jumelles de théâtre, un homme si charmant qu’on lui pardonnait toute sa science, et même ses origines juives et son père chaudronnier ambulant. Comment tolérer un Berenson de vingt-six ans, en vieille veste de velours et chaussures de sport ? Les archontes du marché de l’art le méprisaient. Plus savant qu’eux, largement plus riche, brillant et beau, il ressemblait à ce qu’ils auraient voulu être, lui, un inconnu, un paria, un métis. Le savoir mêlé à une affaire de truands ne pouvait que les réjouir, les inciter à achever la bête : la dernière estocade. Le salir. Le dénoncer dans les dîners. L’insulter en face. Le dézinguer. Ne pas se priver. Le petit beur sur un plat d’argent. Bon appétit, messieurs.
Maher se calma et nous entraîna dans un appartement donnant sur la tour Eiffel, autre héritage des Bagenfeld.
« La vue signifie que l’on est à Paris, expliqua Konrad : pour cette sorte de gens qui sillonnent le globe, leur fenêtre est un “pense-bête”. Un coup d’œil par la croisée : ni Colisée, ni Parlement, ni statue de la Liberté. Ouf ! Chic ! Paris ! »
« J’aurais préféré habiter un autre quartier, dit Maher, les Bagenfeld venaient là, alors… » À peine assis dans un fauteuil, sans style particulier, il s’effondra. Maussade, abattu, terreux, l’air vague, il se servit un whisky, deux, trois. Il oublia d’en proposer. Il se mit enfin à parler.
Ce qu’il disait était plutôt naïf. Il restait un enfant égaré et qui vous forçait à tout lui expliquer. « Donc si vous ne connaissiez pas Florence, c’est parce que vous n’aviez jamais eu d’argent pour y aller ? Mais maintenant vous avez un travail ? Vous allez voyager ? » Sa simplicité, il l’avait conservée dans tous les milieux : cette simplicité passait inaperçue. Beaucoup ne s’en rendaient même pas compte.
Maître Vernochet aurait ri si on lui avait parlé de la naïveté de Maher : « Allons donc… » Les vieux Tunisiens de sa cité, regroupés à la « mosquée », dans un ancien garage, en une sorte de conseil des sages, eux aussi auraient souri, si on leur avait expliqué que ce gamin était un naïf. Lui si attentif, si observateur.
Il nous raconta ce soir-là quelques bribes de son histoire, comme s’il avait dû se justifier. Que fallait-il croire ? Nous l’écoutions. Quand il vivait quelque part en banlieue, au jour le jour, avec sa mère, son père — qu’étaient-ils devenus ? — , il prétendait qu’il ne connaissait pas la valeur de l’argent. Il avait grandi dans son propre système, ignorant son originalité. Au milieu de la misère, de la violence, il était resté intact : le monde ne l’affectait pas. Trop possédé par sa passion, les livres d’art de la bibliothèque du collège d’abord, il n’avait rien vu d’autre. Ni ses camarades de classe jouant au foot dans le terrain vague derrière l’école, ni ceux qui chapardaient, ou qui fumaient des joints, les bandes, les meneurs des caves, les rappeurs et les dealers. Rentré chez lui, sa mère lui parlait italien. Elle le protégea. Il faisait ses devoirs, lisait les livres que lui prêtaient, sans attirer l’attention des autres, certains professeurs. Aucun éclat, pas de bruit. Invisible.
Konrad n’osait plus l’interrompre. Après tout, cette histoire était possible. Devenu le point de mire d’une société brillante où chacun se croit exceptionnel, Maher avait été témoin de cette corruption, de cette fange du grand monde qui, ces jours derniers, venaient de l’atteindre. Personne ne s’était rendu compte qu’il était demeuré, une nouvelle fois, indifférent. Un petit prince attentionné, dont nul ne réclamait l’attention.
Né de l’excentrique Laura Bagenfeld, enfant choyé, élevé entre Nyon et Boston, il n’eût pas été mieux protégé qu’il avait dû l’être dans cette cité ouverte à tous les vents, où, racontait-il, il avait grandi. Il aurait été aussi seul, aussi libre. Aussi émerveillé. C’est ce qu’il voulait nous laisser penser. Nous avions peine à y croire.
Isolé dans un musée, chez lui, devant ses sacs postaux remplis de catalogues et de photographies, avec un papier et un crayon, il lisait, comparait, écrivait, et cela le rendait heureux. Le soir, ses amis le retrouvaient souriant, disposé à les écouter : il leur parlait d’eux-mêmes, jamais de lui. Ses passions secrètes n’intéressaient ni les bandes de sa cité, ni les vieux messieurs des ambassades suisses. Pourquoi se confiait-il à nous ?