Le plus surprenant, c’était de voir Konrad, l’ami de nos soirées parisiennes, mêlé à ce cataclysme. Maher, enfant de nulle part, dont la peinture était la seule terre natale, cherchait sans cesse à se réfugier dans ses paysages. La collusion de Maher et de Konrad était plus étrange que notre débarquement sur les rives de ce continent. Qu’une âme aussi simple et grave que celle de Maher ait été amenée à évoluer dans les sphères élégantes et futiles où Konrad était né demeurait un mystère. C’était une aubaine pour ce bon garçon de Konrad d’avoir rencontré, à son niveau, un ami dont l’esprit fût si élevé, concluait celui-ci en rebouchant la bouteille de lagavulin. Quant à Jeanne, elle manquait à notre petit groupe : française, très jeune, dont nous ne savions rien. Nous nous souvenions de son sourire sage.
Maher nous garda à dîner. Dans le bureau aux couleurs claires, les rideaux tirés pour ne plus voir la tour Eiffel, nous nous reposions en nous appliquant à vider une carafe de porto. Maher avait sorti ses dossiers de photographies des sept œuvres. Sous prétexte d’étudier celles qu’exigeaient les ravisseurs — il les connaissait par cœur, ces toiles —, il étalait sur le tapis d’autres clichés pour nous les faire découvrir : des tableaux dont il commentait chaque détail, racontant leurs histoires à travers les siècles et les villes. Comment le vieux Luis Losada, devenu par la suite un célèbre joueur de polo, amoureux sans espoir de Laura Bagenfeld quand elle avait vingt ans, lui avait un jour offert trois Guardi. Comment des enfants d’une école de Monastir, en Tunisie, lui avaient écrit pour qu’il vienne leur faire un cours sur la Joconde, et la manière dont il avait tenté de se faire prêter le tableau pour le leur apporter. La Tunisie, son vrai pays peut-être, il irait un jour, plus tard. Sans insister, il nous testait, posait des questions sur les artistes. Nous n’aimions pas beaucoup cette manière de nous imposer un examen d’histoire de l’art. Pour qui se prenait-il ?
Maher riait, rejetait ses cheveux en arrière, assis par terre sur une jonchée de cartes postales et d’ektachromes. Il parlait cette fois avec humour, avec élégance et précision. Comme s’il cherchait à oublier, durant ces quelques heures du soir, l’absente.
Nous n’oublierons jamais ces bavardages au cœur de l’infortune, le cercle que nous formions, les photographies. Nous commencions à découvrir Maher, malgré les zones d’ombre de son histoire : sa maîtrise ce soir-là, sa conversation si claire et, à la fin, si amicale. Par contraste, Konrad de Faulx qui parlait si bien — il avait aligné de jolies phrases sur ses conquêtes, jouant au Don Juan et s’amusant à nous faire la satire du mariage — n’était qu’un beau parleur, avec un certain talent.
Maher s’était moqué de lui : tant mieux s’il aime séduire, qu’il se dépêche ; à vingt-six ans, lui, il avait rencontré celle avec qui il voulait vivre, Jeanne — et ne pouvait pas comprendre qu’on la lui eût arrachée. Ces phrases avaient un peu tardé à venir. Pudeur ? Délicatesse ? Au-dessus de la porte de notre chambre, dans l’appartement de Paris, nous voyions un trumeau en grisaille où deux pigeons, s’éloignant l’un de l’autre, resserraient le nœud de ruban orange qui les tenait attachés. Dans l’atmosphère de grande peinture dans laquelle nous étions plongés, c’était assez rafraîchissant, sans prétention à représenter autre chose que cela.
Maher rejoignait un hâbleur solitaire comme Konrad, cover-boy désarmé, desperado pas trop désespéré. Ce gentil bon à rien collectionnait les amis. Dans sa famille, on avait toujours collectionné les chevaux, les maîtresses ou les maisons. Konrad, prudent, accumulait les invitations aux soirées dans les châteaux d’amis, les maîtresses des autres et ne s’intéressait pas du tout aux chevaux. Maher, fortuné, collectionnait les tableaux et aimait une jeune fille qui ne parlait guère plus qu’un Botticelli. Sans doute voulait-il l’épouser.
Konrad et Maher, devenus inséparables, jouaient à organiser la vie comme on organise des fêtes, en voyageant de ventes en dispersions, de fondations en expositions, de stocks de marchands en réserves de musées. Depuis un an de cette existence, Maher avait déjà provoqué trois « révolutions » dans le monde de l’art, réattribué deux Sassetta et un Poussin, s’était fait amis et ennemis. Konrad avait suscité un gros scandale, acculé au suicide un pair d’Angleterre, monté une entreprise qui donnait du travail à cinq cent douze personnes dans le Maçonnais, et comptait des ennemis partout ailleurs. Ils nous entraînaient à leur suite dans un voyage de noces que nous ne contrôlions plus du tout. Nous avions envie de les planter là.
Vers minuit, nous nous sommes assis au piano pour attaquer, à quatre mains, une transcription du concerto Jeune homme de Mozart : la seule pièce que nous savions jouer sans partition. « Le piano de Laura », dit Maher, et nous imaginions la vieille Clara Haskil, sur ce tabouret couvert de velours noir, avec son amie milliardaire. Clara Haskil, le corps déformé, de plus en plus voûtée, à demi paralysée, mal attifée, interprétait Mozart en maugréant avec une pureté que nul, après elle, n’avait retrouvée. L’amie de Laura. Nous avions tous ses disques chez nous, et nous ne savions pas, avant cet article de journal idiot, que ces femmes avaient été comme deux sœurs. Nous avions l’impression de découvrir un peu Laura, la créatrice de ce monde qui nous hébergeait depuis quelques soirs, ces maisons, ces chambres. Clara Haskil avait dû, elle aussi, voir, les tableaux, « nos » tableaux, notre Madone à l’orange. Nous aurions pu être intimidés, ne pas oser toucher ce piano. Au contraire, en pensant à elle, à ses enregistrements, nous sentions en nous une joie héroïque, l’envie d’être plus forts là où la mort rôde.
Maher, debout, finit le porto et raconta ceci à voix basse : debout sur la rambarde de la place Michel-Ange, sous l’église de San Miniato — nous y étions passés à tombeau ouvert — il était resté une nuit entière, seul. Les lumières, une ville, des milliers de vies dont il ne saurait jamais rien, des existences qu’il ne connaîtrait pas. Ses tableaux, aussi, étaient les traces d’autres existences : des destins du passé dont il collectionnait les vestiges. Les regards, sous les vernis et la patine. Maher n’aimait pas trop faire restaurer les tableaux.
« Toi, Konrad, tu n’es pas collectionneur ?
— Pas vraiment. Je collectionne les instants, les lieux. C’est une collection imaginaire qu’on ne me volera pas.
— Tu veux dire que tu collectionnes les souvenirs, comme tout le monde.
— Non, moi, je les classe. J’ai mis au point un système de catégories. Je classe les femmes par couleurs, leurs yeux, leurs habits, les fleurs de leurs jardins, la pierre de leurs maisons, les hommes par taille… Pour la géographie, j’ai longtemps collectionné les propriétés où l’on m’invite, vous savez… Déjà enfant, chez mes oncles, en vacances… Vous savez que vous n’êtes pas mauvais du tout au piano ?
— Tu n’aimais pas l’endroit où tu vivais ?
— Je suis incapable de collectionner ce que je possède. Ma collection se compose uniquement de ce qui m’échappe : les moments heureux, les pays où j’ai longtemps rêvé…
— En ce moment tu “collectionnes” quoi ?
— J’y suis depuis plus d’un an. Une entreprise de longue haleine. Je collectionne les chambres où sont mortes les femmes célèbres… »
Nous commencions le second mouvement du concerto de Mozart.
« … Lits à rideaux, tentures, médaillons de cheveux… La chambre où est morte Christine de Suède à Rome, à la Farnésine, celle de Diane de Poitiers à Chenonceaux, celle de Catherine de Médicis dont un carré de pelouse du jardin des Tuileries marque encore l’emplacement…