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Ce n’est pas la première fois qu’il manifeste une parfaite indifférence à mon égard. C’est parce que je suis stagiaire ? Quelque part, je me surprends à l’espérer. Je n’aimerais pas que le Sphinx m’ait personnellement en grippe.

Je recommence à parler. Ça me détend et je ne vois pas quoi faire d’autre.

Le récit de mes exploits, pour briser la glace ? Prémices d’une estime entre deux guerriers ? Pourquoi pas ! Ça ne coûte rien d’essayer.

– Figurez-vous, Sphinx, que ma prochaine mission concerne encore les vampires. Est-ce qu’on vous a dit que j’avais brillamment réussi mon entrée dans le monde de l’action, hier soir ? Walter n’a pas tari d’éloges ! Je vais vous narrer dans le détail l’incroyable aventure. Tenez-vous bien ! Voilà, c’était la nuit. Une nuit sans doute plus froide que les autres. Un vent venu des tréfonds de l’enfer balayait la rue dans laquelle j’avançais, le regard tendu vers les ténèbres et…

– C’est bon, c’est bon, grogne le Sphinx en posant délicatement sur un rebord d’étagère le papillon perché sur sa grosse main.

Il se dirige d’une démarche de félin vers son bureau encombré de vieux papiers et d’alambics. Je lui emboîte le pas, ne sachant si je dois me réjouir ou m’attrister de sa réaction. Bah, il sera temps plus tard de lui raconter mon aventure avec Fabio. Surtout que ma nouvelle mission risque d’être l’occasion de nouveaux exploits !

Le Sphinx pose un pistolet sur le coin du bureau.

– Il tire des fléchettes en bois, dit-il laconiquement. Idéal pour survivre à un affrontement contre un groupe de vampires.

Ah bon ? Finalement, on peut menacer les vampires avec un pistolet.

– Un… affrontement ? je réponds.

L’effarement doit se lire sur mon visage parce que le Sphinx sourit. Oh, pas un sourire éclatant, mais ses lèvres frémissent.

Je déglutis à l’idée d’une bataille rangée.

– Disons que je tire assez mal. Vous n’auriez pas quelque chose de plus subtil ?

– Ou de moins subtil, corrige-t-il, moqueur, en sortant d’un tiroir quelque chose ressemblant à une bombe lacrymogène.

– C’est quoi ?

– Bombe lacrymogène. Relevée au jus d’ail. Désolé, je n’ai pas encore réussi à mettre le soleil en flacon !

Le bois, l’ail et le soleil. Tout ce qui irrite les vampires ! Quand je pense que certains idiots espèrent s’en tirer en dégainant une croix en métal ou pire, en plastique… Les vampires étaient là avant l’invention du christianisme, pourquoi ils auraient peur d’un symbole religieux ? Évidemment, si la croix est en bois, pointue de préférence, c’est différent…

– Je prends ! je dis en m’emparant de l’aérosol et en le fourrant dans ma sacoche. Est-ce que je peux reconstituer ma réserve d’ail séché ? J’ai aussi besoin de chèvrefeuille et de laurier. Et puis de quelques métaux. Réduits en poudre, de préférence. J’ai le matériel chez moi mais c’est long et j’ai tendance à en mettre partout.

– Rien d’autre ?

– Ben non, je réponds sans relever l’ironie, il me reste suffisamment de pierres. Pour l’instant.

Pour me venger, j’insiste sur le « pour l’instant » comme la promesse (la menace ?) d’une visite prochaine.

Le Sphinx soupire.

– L’étagère au fond de l’allée B pour les plantes, celle au début de l’allée A pour les métaux. Prends ce dont tu as besoin, pas plus.

Puis il retourne à ses papillons.

Quel étrange personnage. De nombreuses rumeurs courent sur lui parmi les stagiaires, mais je me méfie des rumeurs. Celles qui me concernent prétendent que je suis obsédé par les filles, c’est dire !

J’attends que le Sphinx disparaisse de mon champ de vision puis je regarde ma sacoche avec inquiétude. Elle ne sera jamais assez grande pour tout ce que je compte emporter.

5

– Ohé, il y a quelqu’un ?

Je repousse derrière moi la porte de l’appartement. Ma question s’adresse à d’éventuels cambrioleurs. À part eux, je ne vois vraiment pas qui pourrait être là.

Mon père se trouve dans un avion quelque part, en route pour vendre et acheter des morceaux virtuels de sociétés parfois réelles, jonglant avec des millions d’euros et accessoirement avec le destin de gens qui travaillent pour de vrai.

Ma mère participe à un stage de poterie tibéto-alsacienne en Ardèche. Je reçois régulièrement des messages SMS enthousiastes. Signe infaillible que de nouvelles horreurs ne tarderont pas à tenir compagnie aux sculptures germano-sénégalaises et aux points de croix nippo-bretons de l’appartement.

Je n’ai pas de frère. Pas de sœur. Pas de chat ni de chien.

Juste la possibilité d’un cambrioleur.

L’appartement de mes parents a de la gueule. Je ne m’en rends plus compte, j’y ai toujours vécu. Mais les copains venus ici en sont tous restés bouche bée.

C’est un duplex lumineux qui occupe les deux derniers étages d’un imposant immeuble haussmannien, avenue Mauméjean.

En bas, il y a le salon, la salle à manger, la cuisine, la salle de réception, deux chambres (dont la mienne) et deux salles de bains.

En haut, une chambre avec salle d’eau, une piscine (de taille modeste, il ne faut pas exagérer), une grande terrasse, le bureau paternel et la salle d’art et de méditation de ma mère.

Je ne vais jamais en haut. C’est le domaine de mes parents.

Terre étrangère.

Et puis je n’aime pas nager.

C’est en bas que je me suis aménagé mon royaume.

Ma chambre est tout au fond, à gauche. Sur la porte j’ai accroché, avec un soupçon d’ironie, le panneau « Ne pas déranger ».

C’est le premier des deux endroits où Sabrina, la gouvernante, n’a pas le droit d’entrer.

Question d’intimité.

Comme un voleur déballant son larcin, je vide sur le bureau ma sacoche bourrée à craquer des produits pris dans l’armurerie, entre quelques affaires de cours et un ordinateur portable. Dernier cri. Mon père tient à ce que je ne manque de rien.

Je quitte ma veste, mon écharpe, et les jette sur le vieux fauteuil en cuir dans lequel j’aime bien lire le soir avant d’aller au lit.

Mon lit, un gigantesque matelas à même le sol.

J’ai viré le reste quand j’avais dix ans. Ça me semblait à l’époque le meilleur moyen pour empêcher les monstres de se cacher dessous.

Au-dessus du lit, il y a un grand poster du Seigneur des Anneaux, avec des runes qui courent partout.

Plus loin, sur des rayonnages en verre, des livres. Des incontournables comme Oui-Oui contre les vampires et L’Ange agent secret, L’Île aux treize horreurs et Le Capitaine qui fracasse, Le Livre d’Ezétoal et L’Immonde Ewilan. Et puis d’autres, plein d’autres.

« Une sorte de cartographie de l’imaginaire particulier de votre fils, les jalons d’un inquiétant voyage intérieur commencé bien trop jeune », avait dit le psy que mon professeur principal avait eu la mauvaise idée de convoquer en même temps que mes parents, à une époque où j’accumulais les mauvaises notes et les comportements limites en cours. « Ces lectures fantasmagoriques l’éloignent du réel, il faut réagir ! » Mon père (ce héros, une fois n’est pas coutume) avait donc réagi et invité d’un ton glacial le fouineur à se mêler de ses affaires avant de me prendre par le bras et de m’emmener loin du collège, sous les protestations de la gente professorale.

Ma mère n’arrêtait pas d’embrasser mon père. La soirée s’était poursuivie au restaurant, avant de s’achever sur les quais de Seine, à marcher en bavardant.

Le meilleur souvenir de ma vie familiale.

À côté du placard où j’entasse mes fringues, il y a l’agrandissement d’une photo d’Alamanyar prise lors de la dernière fête de la musique, quelques minutes avant qu’on soit poliment (mais fermement) priés par la police de déguerpir. J’avais dit à Jean-Lu, pourtant, que se poser juste devant l’hôtel Matignon sous prétexte que la place était libre, ce n’était pas une bonne idée…