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Tout ce petit monde me toise d’un air goguenard.

– Refais voir ta carte, dit l’un d’eux alors que je m’apprête à la ranger. Elle est vraie ?

– À mon avis, il vient juste de l’acheter dans la boutique là derrière ! commente un autre, déclenchant une rafale de rires.

J’hésite entre me mettre franchement en colère et ignorer ces provocations à deux balles en arborant un air de profond mépris.

– Ça sent quoi ? demande le dealer en fronçant le nez. Y a comme une odeur de merde !

– Une odeur de couche pleine, ajoute un de ses potes en me faisant les gros yeux.

Nouveaux éclats de rire.

– J’ai marché dans une crotte de chien, je réponds en serrant les dents (qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Rentrer dans le tas et me faire assommer ?). C’est bon comme ça, je crois, on peut passer à autre chose !

– Tout à fait d’accord, dit l’homme au regard de glace. Terminons-en avec cette mascarade. Que veut l’Association ?

– C’est vous, le patron du cirque ? je réponds avec tout l’aplomb dont je suis capable. Fallait pas venir avec vos clowns, le public est plutôt exigeant ce soir.

Le visage de l’homme se ferme carrément. Je comprends tout à coup qu’il est totalement hermétique à l’humour. Mademoiselle Rose aussi, c’est vrai. À première vue. Parce que je l’ai déjà entendue rire. Faut-il en déduire qu’elle n’est pas (je sais, ça paraît hallucinant) sensible à MON humour ?

– N’abuse pas de ma patience, morveux. Je te fais l’honneur de te prendre au sérieux. En temps normal, les petits cons de ton genre, je les défonce à coups de poing. Que tu bosses pour l’Association ne change rien à la donne !

Il a vraiment l’air sérieux.

Je déglutis et puis je calme le jeu.

– L’Association m’a simplement chargé de vous poser quelques questions.

– C’est quoi cette histoire d’Association, Vic ? demande l’un des dealers au chef de la bande.

Intéressant. On dirait que les comiques ne savent pas pourquoi je suis là, ni pour qui je travaille. C’est une faille à exploiter.

Le chef tourne vers son acolyte trop curieux un visage furibard.

– Je vous l’ai déjà expliqué en long et en large. Vous êtes bouchés, ma parole !

– Faut pas le prendre comme ça, grommelle le dealer. C’est juste qu’il y a des trucs que je pige pas.

– Cette Association, c’est une organisation concurrente de la nôtre, hein ? intervient un de ses copains.

– Pas du tout ! je m’insurge. Il s’agit de…

Le regard de Vic se pose sur moi, lourd de menaces.

– Toi, dit-il, pose tes questions et dégage vite fait.

– Pourquoi on répondrait aux questions de ce gamin ? s’étonne le dealer vexé. Si c’est un concurrent, on a qu’à le zigouiller.

Vic réfléchit. Il a menti à ses hommes et maintenant il cherche une issue. Je me permets un sourire triomphant.

Leçon numéro un, que je me prends en pleine figure : ne jamais sous-estimer son adversaire. Leçon numéro deux, qui renverse mes certitudes : le sens de l’humour n’est pas toujours indissociable de l’intelligence.

J’en ai ce soir une double preuve.

– Je ne veux pas d’ennuis avec ses parents, finit par dire Vic en se détendant. Alors on va l’aider à remplir son questionnaire pour qu’il ait une bonne note à l’école, d’accord ?

Il conclut sa tirade de faux-cul avec un clin d’œil qui soude à nouveau autour de lui les gros débiles lui servant de comparses.

– Charitable de ta part, Vic, mais ça risque d’être rasoir, dit l’un d’eux que je n’avais pas encore entendu.

– Aucune chance, répond le moins drôle de la troupe, hilare. Le rasage, il ne connaît pas encore !

Ils s’esclaffent. Vite, il faut en finir ! Avant que je devienne dingue.

Je fouille ma sacoche à la recherche de la liste de questions que Walter a pris soin d’attacher à l’ordre de mission.

Une sueur froide me dégouline dans le dos.

Catastrophe ! L’enveloppe est restée sur la table du salon.

– Alors, ça vient ?

Vite, quelque chose. N’importe quoi.

– Heu, est-ce que vous connaissez un dénommé Fabio ? j’improvise en tâchant d’affermir ma voix.

– Non. C’est qui ? Un de tes copains ?

– Tu joues avec lui au bac à sable ?

– Quelle horreur ! Les chiens font leurs saletés dedans !

Ils rient de nouveau.

C’est un cauchemar. Un cauchemar bien réel puisque la sonnerie de mon téléphone ne me réveille pas. Elle me fait seulement sursauter.

Je décroche machinalement.

– Allô ?

– Jasp, c’est Jean-Lu. Tu devineras jamais…

Évidemment. Si le diable existe, il s’appelle Murphy. C’est lui qui a énoncé la Loi de l’emmerdement maximum, celle qui s’applique à moi en ce moment, à cent pour cent, des pieds aux oreilles…

– Oui monsieur, ils sont là, je réponds d’une voix grave.

– Jasp ? C’est toi ? À quoi tu joues ?

– Pas très coopératifs, non. Les nettoyeurs ? C’est un peu tôt à mon avis. Laissez-moi encore essayer…

– Les nettoyeurs ? Tu pètes un câble, vieux. Eh ! Le gars du Ring ! Il nous prend ! On joue la semaine prochaine !

– D’accord, très bien monsieur. Merci de votre confiance.

– Jasp ? Allô ? Al…

Je me tourne vers les cinq rigolos en raccrochant mon portable. Je vais galérer mais j’arriverai bien à inventer quelque chose pour Jean-Lu. En attendant, ma petite comédie a considérablement refroidi l’ambiance. J’en profite pour enfoncer le pieu… le clou.

– Pourquoi est-ce que vous vendez de la drogue aux vampires ?

Net. Sans bavure. La phrase qui claque. Du pur John Wayne. Un mélange de franchise désarmante et de virilité sauvage. Jasper un, dealers zéro. Renvoyés dans les cordes, les zozos. Si j’étais fumeur je sortirais une clope, là, à l’instant, et je l’allumerais en penchant légèrement la tête, avec l’assurance tranquille des redresseurs de torts.

Un éclat de rire balaie mon film soigneusement monté.

– Des vampires ? Faut te faire soigner !

– Tu regardes trop la télé.

– T’es premier en rédaction à l’école, je parie !

Mais le regard de Vic contraste désagréablement avec la réaction désinvolte du reste de la troupe. J’y lis de l’inquiétude. De la colère aussi. À cet instant précis, je sais qu’il a cessé de me prendre pour un crétin.

C’est bon et pas bon du tout.

Mon instinct me pousse à reculer, à me mettre hors de portée. Je m’oblige à ne pas bouger, par un énorme effort de volonté.

Finalement et à mon lâche soulagement, Vic hausse les épaules.

– Marre d’entendre autant de conneries. On se casse, les gars.

Mélange de regards moqueurs et menaçants. La bande se dirige vers une voiture flambant neuve (bien qu’on ne soit ni en banlieue ni en période d’émeute) et grimpe à l’intérieur.

Bravo, Jasper. On peut dire que t’as assuré comme un dieu !

Quel fiasco, bon sang. Je crois que, de mémoire d’homme, personne n’a été aussi ridicule.

D’un point de vue professionnel, à part entrer en contact avec les dealers présumés, j’ai foiré de A (comme abruti) à Z (comme zozo).

Qu’est-ce que je vais mettre dans mon rapport ? Ils étaient cinq, quatre d’entre eux faisaient usage d’un humour carrément lourd, le cinquième avait l’air d’en savoir beaucoup et de manipuler les autres. Ah, j’oubliais : les comiques ont refusé de répondre à mes questions.

J’imagine déjà la tête de Rose.

Je préfère ne pas imaginer celle de Walter…

D’un point de vue personnel maintenant : je n’ai jamais été aussi humilié ! Sauf peut-être la fois où des petits farceurs, sous prétexte qu’ils étaient plus nombreux et plus costauds que moi, m’ont piqué mon maillot de bain dans la piscine municipale, m’obligeant à courir tout nu jusqu’aux vestiaires, poursuivi par les rires de mes camarades de CM2.