Que faire ? Rentrer chez moi la queue entre les jambes (c’est une image, rapport au chien) pour panser les blessures faites à mon amour-propre et rédiger un rapport bidon afin de sauver les meubles ?
Ou bien contrevenir à la règle sept (qui précise de façon limpide que l’agent doit se conformer strictement à sa mission) et suivre les dealers tout en guettant furieusement l’occasion de me racheter ?
Vic, le chef du gang des joyeux turlurons, est assurément la clé du mystère sur lequel Walter m’a demandé de travailler. Je ne peux quand même pas le laisser partir sans rien faire !
Le bruit du moteur arrachant au trottoir la voiture des malfrats boutonneux m’oblige à prendre une décision. Il existe des sorts de filature mais je ne dispose pas du temps nécessaire pour les tisser. Je dois me la jouer, disons, plus classique.
Un bruit désagréable écorche mes oreilles sensibles de joueur de cornemuse.
Derrière moi, un garçon juché sur un scooter avec autant de panache qu’Henri IV sur son cheval blanc joue avec la poignée des gaz pour attirer l’attention d’une fille assise sur un muret.
Je commence par vérifier qu’il est moins costaud que moi puis je me précipite. Je brandis ma carte de l’Association et, de ma voix la plus impérieuse, lance un :
– Police ! Je réquisitionne votre véhicule !
Un coup d’épaule maladroit m’arrache une grimace mais parvient à éjecter le Roméo éberlué du deux-roues. Je bondis sur la selle. Dérapant du pneu arrière sur les gravillons, je me lance aussitôt à la poursuite de la voiture qui vient de tourner à l’angle de la rue.
Taïaut ! Taïaut !
C’est le cri du chasseur appelant ses chiens pour les lancer après la bête.
Sauf que je n’ai pas de chiens.
Juste un vague morceau, collé sous la semelle.
7
Heureusement pour moi, la voiture ne roule pas vite. De feu rouge en feu rouge, je parviens à maintenir la distance.
Je suis au taquet, pleins gaz. Je rentre la tête dans les épaules, pour éviter les regards désapprobateurs (je n’ai pas de casque) et offrir moins de prise au vent.
Si ma route croise celle d’un flic, je suis bon pour vingt points en moins sur le permis que j’aurai peut-être un jour. Sans compter l’immobilisation du véhicule qui n’est pas à moi. Je murmurerais bien une prière en fermant les yeux, mais ce type de comportement n’est pas très adapté à la conduite d’un deux-roues à la stabilité incertaine.
Rue d’Omale, avenue Genefort.
Les dealers prennent la direction de la banlieue. Je prie (en gardant les yeux ouverts, pas de panique) pour que le blaireau à qui j’ai cavalièrement emprunté le scooter n’ait pas été radin en passant à la pompe. Tomber en panne sèche n’arrangerait pas mes affaires (ni les siennes, d’ailleurs, s’il compte revoir un jour sa bête de course).
En même temps que je pilote le bolide avec la maestria d’un champion du Dakar, je ne peux m’empêcher de repenser à ma pitoyable prestation de tout à l’heure.
Si seulement on pouvait remonter le temps, anticiper les réactions, caser des répliques préparées à l’avance ! Mais faut pas rêver. On vit avec ce qu’on a dit et ce qu’on a fait, et tout l’inéluctable qui va avec.
« N’oublie pas de tourner sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler », a dit un jour un philosophe chinois ou un dragueur impénitent, je ne sais plus. Exactement le contraire de ce que je fais en permanence…
Oublier la liste des questions, quand même. Quel naze.
La voiture, loin devant moi, ralentit et s’engage dans une allée bordée de bâtiments industriels. L’éclairage se fait plus rare, les trous dans le goudron plus nombreux. Je mets un coup d’arrêt à mes pensées en même temps qu’un coup de frein au scooter et j’éteins mes feux.
Les dealers pénètrent dans la cour d’une usine dont l’état défraîchi et les vitres aux carreaux brisés laissent imaginer un abandon qui ne date pas d’hier. Je coupe le contact, range mon fidèle coursier pile poil le long du trottoir et tente une approche discrète.
Le moteur de la voiture s’est tu, il n’y a plus un bruit.
J’arrive au niveau de la cour pour voir la bande disparaître dans le bâtiment principal. J’attends quelques minutes, le cœur battant. Et maintenant ? Si foncer tête baissée peut tenir lieu de courage, alors je suis courageux.
J’avance donc, plié en deux, jusqu’à la voiture.
Un coup d’œil rapide à l’intérieur : vide. Je m’accroupis, le temps d’élaborer un plan. Pas question de rester là. Ils peuvent revenir à tout moment et je dois savoir ce qu’ils mijotent. Histoire de ne pas avoir fait tout ce chemin pour rien.
Reste à trouver un moyen d’entrer.
Mettant à profit mes innombrables heures d’expériences dans le domaine de l’action (passées devant des films, la précision est utile), je repère vite une porte arrachée, à moins de cinquante mètres.
Aidée par une providentielle carence en matière d’éclairage, je me glisse d’ombre en ombre jusqu’à l’issue, tel un ninja qui aurait juste oublié de ne pas être essoufflé.
Je vole une gorgée d’eau à ma bouteille.
Un regard à l’intérieur, dos collé au mur comme je l’ai si souvent vu faire par des acteurs déguisés en policiers, m’apprend ce que je voulais savoir : il ne fait pas plus clair dedans que dehors.
Et si c’était un piège ? S’ils m’avaient repéré depuis le départ et entraîné jusque-là pour me liquider à l’abri des regards ?
– Du calme, Jasper, du calme.
Tous les personnages de film se parlent à eux-mêmes dans les situations délicates. Ensuite, la réponse à une question cruciale leur parvient miraculeusement. D’accord, je n’ai pas posé de question. Mais je n’ai pas non plus de réponse.
J’y vais ? J’y vais pas ? Aucune pièce dans mes poches pour la jouer à pile ou face. Ridicule. Je sais que je vais entrer, de toute façon. J’essaie juste de gagner du temps avec le moi qui redoute tout ce qui est trop réel.
Allez, j’inspire, j’expire et je me faufile à l’intérieur.
Je commence par me cogner contre une palette qui traîne par terre. J’étouffe un cri et sautille sur place, tandis que mes mains enserrent ma pauvre cheville. C’est ce qu’on appelle une entrée en fanfare. Seul point positif : le temps que la douleur reflue, mes yeux s’habituent à la nouvelle pénombre.
Je pose le pied par terre, appuie dessus. Ça a l’air de tenir. Je me mets en route en boitillant.
Si l’usine se révèle effectivement abandonnée, elle n’en est pas vide pour autant. Subsistent de nombreuses traces d’une activité récente, chaînes de montage poussiéreuses, rails de plafond et palans rouillés, palettes (donc) répandues partout. Je serais incapable, par contre, de dire ce qu’on y fabriquait.
Je parcours le bâtiment d’un bout à l’autre sans trouver la moindre trace des dealers.
J’en arrive à la conclusion qu’ils sont sortis par-derrière lorsque la porte d’une pièce qui, en des temps meilleurs, servait apparemment de bureau, s’ouvre en libérant un halo de lumière feutrée.
J’ai juste le temps de me dissimuler dans un recoin.
– … dans trois jours, annonce Vic en sortant. La qualité sera cette fois irréprochable. Mes hommes ont mis les bouchées doubles.
Les hommes en question sortent à leur tour, collant leur chef comme de braves toutous. Ils n’ont pas l’air très à l’aise. On peut même dire qu’ils n’en mènent pas large. Ouais. Ils pètent carrément de trouille.
– Je l’espère pour vous. Sinon je trouverai d’autres fournisseurs.