Un long frisson s’empare de moi. La voix qui vient de résonner, puissante et tranquille, n’appartient pas à un humain.
Le mois dernier, un séminaire intitulé « Voix et cris d’ici et d’ailleurs » nous a appris à faire la différence entre les pleurs d’un bébé et ceux d’une goule, les hurlements d’un chanteur de la Star Académie et ceux d’un troll à qui on a écrasé le pied (là, on a presque tous été recalés), la voix sirupeuse d’un homme politique en campagne et celle d’un vampire en quête de victimes.
Aussi, quand une silhouette apparaît à contre-jour dans l’encadrement de la porte, je ne suis pas franchement surpris. Les dealers ne sont pas venus dans ce bout du monde urbain pour participer à un meeting politique mais pour rencontrer un vampire…
– Je vous mets au défi de trouver quelqu’un d’autre capable de fabriquer ce que vous réclamez, répond Vic avec un ricanement.
Au temps pour moi. Les clowns du cirque Vic & Cons ne vendent pas de drogue. Ils la fabriquent ! J’en prends bonne note pour mon rapport qui s’avère beaucoup plus intéressant qu’il y a une heure.
Le vampire fait un pas en direction de Vic.
C’est drôle comme ils se ressemblent tous. Grande taille, cheveux longs, bardés de cuir, bottes et manteaux, goût prononcé pour les poses théâtrales.
– Ne me tente pas, dit le vampire en esquissant un sourire.
Vic perd un peu de sa superbe. Il fait un geste agacé.
– Je te l’ai dit, Séverin, la came que tu auras jeudi va enthousiasmer les vampires les plus difficiles. Il nous a fallu du temps pour rendre l’héroïne assimilable par tes semblables.
– Un peu de magie, pas mal d’alchimie et encore plus de patience, ne peut s’empêcher d’intervenir un des hommes de Vic, plus pâle que le vampire lui-même.
Tiens, bizarre, pas de vannes pourries. Dégonflé, va ! En tout cas, voilà un mystère de résolu. Les quatre types à l’allure d’étudiants vaguement demeurés sont des sorciers. J’aurais dû m’en douter. Le milieu des sorciers est trop souvent infantile et immature…
Stop ! Moi c’est différent, je suis un garçon responsable. C’est même Sabrina qui le dit.
– D’accord, dit finalement Séverin. On en reparlera jeudi.
– Tu en auras pour ton argent, crois-moi, dit Vic avec un soulagement perceptible.
– Je suis en droit de l’exiger. Je vous paie assez cher.
Si je ne m’appliquais pas à rester parfaitement immobile dans mon coin, je me frotterais les mains de satisfaction. J’avais raison ! L’affaire est énorme. Un humain Normal qui utilise les talents d’humains Paranormaux pour produire de la drogue destinée à des Anormaux…
Ces types sont complètement fêlés. Ils violent bel et bien les Hautes Lois.
Quant au vampire, c’est pire, il contribue à l’avilissement de sa propre espèce. Pourquoi fait-il cela ? Quelles sont ses motivations ? Une juste haine remontant à l’enfance, visant ceux qui l’ont inconsidérément appelé Séverin ?
Bah, peu importe après tout parce que pour moi c’est le jackpot. Les félicitations de Walter, le sourire de Rose, le regard admiratif d’Ombe !
Je lis d’ici les gros titres des journaux : « Jasper, jeune et brillant stagiaire, démantèle un important réseau d’héroïne trafiquée », « Sensationnel : un jeune homme permet l’arrestation de trafiquants de drogue », « Époustouflant : il n’a même pas seize ans et s’attaque à une nouvelle forme du crime organisé ».
La classe.
Je lâche peut-être un soupir d’aise en trop, car Séverin se fige et tourne la tête dans ma direction.
Je me recroqueville dans mon coin, essaie de repousser le mur avec mes épaules, de me fondre dans le béton. J’arrête presque de respirer.
Finalement, le vampire se détend et détourne le regard.
« Affligeant : un vampire le regarde et il tremble comme une feuille. »
Quelle frousse, bon sang ! Je vérifie d’une main fébrile que ma sacoche est toujours là, contre moi.
– Une dernière chose, Vic, lance Séverin tandis que les trafiquants commencent à s’éloigner. Il m’en faudrait plus. Les quantités que vous me promettez sont insuffisantes. Je paie très cher les garous de la meute des entrepôts pour veiller sur le stock. Aussi, je veux qu’il y ait du stock.
Vic fronce les sourcils. Il se tourne vers l’un des sorciers, qui répond à sa place :
– Ce sera difficile. Comme on vous le disait, les substances alchimiques utilisées pour couper la drogue sont longues à obtenir et le rituel d’assemblage épuisant.
Il soutient un instant le regard fixe du vampire puis abandonne en secouant la tête.
– Mais on devrait pouvoir faire mieux.
– Parfait, le félicite Séverin en lui octroyant un large sourire qui dévoile une dentition puissante et des canines à peine plus grandes que la normale.
Là encore, il y a une différence entre la légende et la réalité. Les vampires se nourrissent de sang humain, d’accord, mais à petites doses, sans se faire remarquer. Pas besoin de crocs acérés pour ça. Ils se contentent de pratiquer une légère entaille dans le cou, le bras ou la cuisse de leur victime, le plus souvent avec leurs ongles, dont ils prennent grand soin. Leur salive possède la triple propriété d’être anesthésiante, cicatrisante et d’effacer la mémoire récente.
Bien. Il ne me reste plus qu’à attendre que tout ce petit monde s’en aille pour pouvoir rentrer chez moi et rédiger le rapport du siècle.
Hélas…
Mon grand-père disait toujours : « Les choses ont mauvais caractère. » Je ne l’ai pas beaucoup connu mais j’ai eu l’occasion, à de multiples reprises, de vérifier la réalité de ses assertions. Un exemple : à quelques dizaines de mètres d’un vampire et d’une bande de truands, alors que les circonstances réclament de ma part une discrétion absolue, mon téléphone se met à sonner.
Oh, deux fois seulement, juste le temps de l’atteindre et de l’éteindre sans même regarder qui cherche à me contacter. Mais ça suffit pour devenir l’objet d’une attention générale dont je me serais volontiers passé.
Ni une ni deux, je bondis de mon recoin et prends la fuite. En leur tournant le dos, bien sûr. Dans la direction de la porte arrachée et de la pénombre, qui ne me sera d’aucune utilité si le vampire me prend en chasse.
Je l’ai dit, déjà, que les vampires voient très bien la nuit ?
– C’est le gosse de tout à l’heure ! s’exclame un des sorciers.
– Il faut le rattraper, crie Vic sur un ton qui laisse présager le pire et qui m’incite à allonger la foulée.
Derrière moi, j’entends un hurlement. Un sorcier s’est mangé une palette. Bien fait. Mais dans mon application à éviter les obstacles, je rate l’issue par laquelle je me suis introduit dans le bâtiment.
Je ne tarde pas à toucher le fond.
Piégé ! Fait comme un rat.
J’entends mes poursuivants qui me cherchent. Ils sont entre la sortie et moi. De rage, je tape du poing contre le mur.
– Réfléchis, Jasper, réfléchis, je m’invective à voix basse.
Je dispose de quelques minutes, pas plus. Visiblement, le vampire ne s’est pas joint à la chasse, sinon il m’aurait déjà attrapé.
Bon. Puisque je ne peux pas partir et qu’il est hors de question que je tienne tête à cinq types animés d’intentions hostiles, je dois envisager une autre solution : me mettre à l’abri de toute violence. Et je ne peux même pas compter sur mon pendentif protecteur puisque je l’ai oublié dans le laboratoire !
Je m’efforce au calme. Je suis sorcier, non ? C’est dans ma spécialité que je trouverai mon salut.
Je sors de ma sacoche le bocal de gros sel. Pas de pentacle gravé sur le béton. Je dois créer à partir de rien. Je répands le sel autour de moi, dans un mouvement répété des centaines de fois. Rien à dire, mon cercle est parfait. Je sais même, sans le vérifier, qu’il mesure neuf pieds de diamètre (deux mètres soixante-treize pour les accros au moderne). L’entraînement, il n’y a que ça de vrai.