J’étaie ensuite le cercle en traçant, toujours avec le sel gris, les contours d’un pentagramme. Il est approximatif mais il fera l’affaire. Les étais n’ont pas besoin d’être droits tant qu’ils soutiennent solidement la construction.
J’extirpe enfin d’un petit sac de toile un jeu de runes gravées par mes soins sur des écorces de bouleau. Je sélectionne Raidhu, Naudhiz, Féhu, Uruz, Wunjo, Dagaz, Elhaz, Odala et Hagal, que je dispose à différents endroits de mon pentacle.
Enfin, j’ouvre et étends les bras, en signe d’accueil destiné aux énergies. Je tisse le sort qui devrait me mettre à l’abri des malades qui me poursuivent :
Je sais, il manque une bougie, de la terre, de l’eau et de l’air, mais quand on est pressé on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a !
De toute façon, ma protection magique s’est activée dans un wraoup qui n’est pas sans rappeler le bruit d’un sas de vaisseau spatial.
J’espère simplement que les sorciers qui approchent sont aussi minables qu’ils en ont l’air, sinon je risque, malgré le pentacle, de passer un sale quart d’heure.
8
– Il est là, on le tient !
Un bruit de course, des pas qui résonnent dans le bâtiment désert. Puis un silence incrédule. Mes poursuivants se sont arrêtés à un mètre du pentacle.
Comment James Bond aurait-il réagi à ma place ? Il les aurait nargués avec classe, vannés en faisant mouche et se serait échappé à l’occasion d’une action spectaculaire.
Je peux toujours tenter ma chance avec un sourire forcé et quelques moqueries bien lourdes, mais il me manque l’échappatoire alors je renonce à faire mon intéressant.
Je me réfugie dans une attitude faussement nonchalante.
– Merde alors, lâche l’un d’eux. Le gamin a tracé un cercle.
– Qu’est-ce que ça signifie ? demande Vic.
Le chef de la bande tient un pistolet dans la main. Je ne peux m’empêcher de sursauter. Oh, j’ai eu droit à un cours sur les armes à feu et j’ai tiré un nombre incalculable de fois sur une cible (je l’ai même touchée à trois reprises, ce qui est pas mal et n’aurait pas dû me valoir, en tout cas, les sarcasmes d’Ombe). Mais aujourd’hui je suis la cible et c’est beaucoup moins drôle. En plus, je suis sûr que Vic tire mieux que moi.
– Ça veut dire que c’est un sorcier lui aussi, répond celui qui a décidé de parler pour les autres.
Il tend le bras et teste la solidité de la barrière invisible que j’ai érigée. Enfin, quand je dis invisible, ce n’est pas tout à fait exact. J’ai l’impression de me trouver au centre d’un cylindre d’air légèrement trouble, où les sons me parviennent étouffés.
Où les ondes sont brouillées, aussi.
Ce qui (avantage sans intérêt à présent) me met à l’abri d’un coup de téléphone indésirable et (désavantage par contre flagrant) m’empêche d’appeler la cavalerie de l’Association à la rescousse.
– Par la barbe du Nécromant ! lance le sorcier en retirant précipitamment sa main. Il connaît son affaire, le merdeux !
Le regard que me portent les quatre sbires de Vic change radicalement. J’y lis à présent de l’admiration. Mais curieusement, je ne parviens pas à me réjouir.
Vic soupire.
– Vous pouvez m’expliquer ?
– Tant qu’il reste dans ce pentacle, il est intouchable.
Vic lève son arme et me tire dessus. Trois coups. Sans ciller. Sans qu’une parcelle d’émotion anime son visage. Je me recroqueville, instinctivement, mais c’est inutile. Les balles rebondissent contre mes enchantements.
– Arrête ! beugle le sorcier en chef depuis le sol où il s’est aplati à la première détonation. Son enchantement le protège de tes balles !
– Vous pouvez briser le cercle ?
Le sorcier secoue la tête en s’époussetant.
– S’il était mal conçu, peut-être. Mais un pentacle érigé dans les règles de l’art… Même à nous quatre, ça serait très difficile.
– Qu’est-ce qu’on peut faire, alors ? demande Vic de plus en plus contrarié.
– Mettre le siège, comme autrefois devant les châteaux. Attendre qu’il ait faim et soif.
J’estime le moment bien choisi pour sortir de la sacoche ma bouteille d’eau et une pomme. Pour boire une gorgée et croquer un morceau.
Je dévisage mes assaillants avec un air goguenard. Chacun son tour !
– Installez-vous confortablement, je leur dis. Personnellement, c’est ce que je vais faire en attendant mes amis qui s’inquiéteront de ne pas me voir au rapport, demain matin…
Et paf ! Bond n’aurait pas trouvé mieux.
– Ce petit con se fout de nous, gronde Vic. Vous êtes des sorciers ! Il existe sûrement une solution pour s’en débarrasser. Définitivement.
Les quatre sorciers se regardent, hésitants.
– Il y aurait bien une possibilité, finit par dire leur porte-parole. Elle est risquée…
– Je m’en fous. Mais faites vite, qu’on puisse partir. On a du boulot.
– On manque de matériel, tente encore un des sorciers passés du côté obscur.
L’expression glaciale de Vic lui arrache un soupir. Je comprends qu’il va obéir.
Aïe !
Je surprends une lueur inquiète dans le regard de mes homologues. Qu’est-ce qu’ils préparent ? Déjà, quand un praticien des arts occultes (j’adore cette expression qui est à sorcier ce que technicien de surface est à balayeur) arbore une expression confiante, on peut s’attendre au pire. Alors quand il pète de trouille dès le départ, ce n’est pas franchement bon signe.
Les quatre sorciers s’éloignent. Je m’approche autant que possible de la barrière formée par mon pentacle pour mieux voir.
Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Ils tracent un cercle avec un bout de craie.
De la craie, même pas du charbon. Pourquoi pas un stylo à bille ? Cette impréparation est carrément flippante !
Ils continuent par un double pentacle. Quoi qu’ils comptent faire, ils ont décidé de mettre le paquet. L’un d’entre eux trace des signes sur le sol. Des runes, certainement. Enfin, ils ont l’air tellement mauvais que je n’ose plus avancer de pronostics.
Les autres bricolent une torche avec un bout de planche et un tee-shirt crasseux ramassé dans un coin.
Je n’aime pas ça, pas ça du tout. Ces gars sont de parfaits branquignoles, effrayants d’amateurisme.
Et maintenant ? Ils s’installent devant le cercle, aux quatre points cardinaux.
Ils restent à l’extérieur du cercle !
Ça veut dire qu’ils vont essayer d’attirer quelqu’un – ou pire, quelque chose – à l’intérieur. Je réfléchis à toute vitesse. Quelles que soient leurs intentions, je dois les anticiper.
Fébrilement, je sélectionne parmi mes sachets d’herbes du houx, du sureau et du millepertuis. J’écrase les feuilles séchées, les mélange et les répands le long de ma barrière magique. En même temps, je murmure avec une conviction stimulée par mon appréhension grandissante les paroles appropriées :
Autrement dit : « A lenna lilta yo certa, piosenna, ornë turmavëa ar ya araucor etementëa ! Allez danser avec les runes, houx, arbuste bouclier et chasseur de démons ! »
Le houx pour renforcer le rituel, le sureau pour son rôle protecteur de bouclier et le millepertuis pour sa capacité à neutraliser les sortilèges néfastes.
Dans un bruissement, les feuilles malmenées s’agglutinent contre le sort de protection et s’y fondent tout doucement, colorant mes murailles d’un joli vert chlorophyllien.
Depuis hier, je suis passé directement et sans transition de la magie de laboratoire à la magie de terrain. Je découvre donc beaucoup de choses pour la première fois. Mon Livre des Ombres va doubler de volume quand j’aurai le temps de m’y consacrer !