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Si j’en ai un jour l’occasion…

Je reporte mon attention sur le rituel des quatre rigolos qui n’ont franchement plus rien de drôle. Les quelques mots que j’intercepte confirment ce que je crains depuis le début : ils élaborent un sort d’appel.

Faire venir quelque chose ou quelqu’un relève pour moi de la magie ténébreuse. Pour autant, il n’existe pas de magie blanche ou de magie noire : la magie c’est la magie, tout comme la science c’est la science, un principe neutre dont on se sert pour le meilleur et pour le pire. Mais certains actes ne devraient jamais être accomplis (en science comme en magie, la curiosité ou la fuite en avant ne peuvent pas tout justifier).

C’est ce que je pense. À commencer par les sorts d’appel.

En d’autres circonstances, j’aurais été terriblement excité de découvrir ce qui va bientôt apparaître dans l’autre cercle. Mais là, non. Parce que cette chose, homme ou Créature, est invoquée pour me tuer.

Ma seule chance, c’est qu’ils soient trop nuls pour y arriver.

Malheureusement, une forme prend corps au centre du pentacle. Je fronce les sourcils.

Et le nez.

Car une insidieuse odeur de soufre se répand à travers l’usine.

– Non…, je murmure atterré.

Ces idiots n’ont quand même pas fait ça !

Je sens la peur, la vraie peur m’envahir.

S’ils ont entrouvert la barrière qui sépare notre dimension du monde démoniaque, s’ils ont invoqué un démon, l’Association les punira de mort sans hésiter. Sauf si le démon s’en charge avant. Parce que pour contrôler un être d’essence démoniaque, il faut être un sorcier sacrément puissant. Et d’après ce que j’ai pu voir, les quatre pauvres types qui psalmodient la formule du sort d’appel à quelques mètres de moi ne font absolument pas le poids.

À ce stade de démence, la seule vraie question qui vaille la peine d’être posée est la suivante : mes propres protections seront-elles suffisantes ?

Le bruit sinistre d’une étoffe qui se déchire marque la fin (et la réussite) du rituel. Une Créature démoniaque a bel et bien franchi la barrière dimensionnelle.

– Par le sort qui t’a appelé ici et qui te lie à nous, nous t’ordonnons de te soumettre à nos ordres et désirs !

Et voilà. Même pas de latin. Voire de gaélique. Ne parlons pas des runes ou de l’elfique… Qu’est-ce qu’ils croient, ces tocards ? Qu’on appelle un démon avec la langue de Rimbaud, une langue qui, aussi belle qu’elle soit, a seulement mille ans ? Celui qui a répondu à l’appel doit être d’une curiosité maladive ou particulièrement niais.

Le démon en question se déplie et se redresse.

À quoi ressemble un démon ? Jusqu’à présent, je n’en avais vu que dans les livres. En vrai, c’est beaucoup plus effrayant. Une forme vaguement humaine à la fois terriblement réelle et floue, recouverte d’une peau épaisse, de nuit et de flammes rouges. Des bras puissants. Un visage fendu par une large bouche. Des braises à la place des yeux. Et une paire de cornes de taureau. Je ne connais pas les mœurs des démones ; tout porte cependant à croire à un certain libertinage !

Je bouffonne mais c’est pour donner le change. En réalité, je n’en mène pas large. Pas large du tout.

Le démon éclate d’un rire tonitruant. Il faut imaginer quelque chose entre le feulement d’un tigre et le rugissement d’un lion.

Les sorciers tremblent comme des feuilles. Ils ont au moins le bon sens de comprendre que c’est foutu. Ils tombent à genoux et joignent leurs mains dans une attitude suppliante.

– Tsss tsss tsss, fait le démon en secouant la tête. Humains présomptueux…

Sa voix, feutrée et puissante, résonne sans effort dans l’usine. Je ne parviens pas à maîtriser le tremblement qui s’empare de moi.

La Créature de chair, d’ombre et de feu avance d’un pas, ébranlant la dalle de béton. Une simple pression, avec la paume de la main, sur la barrière du pentacle qui le retient prisonnier provoque l’éclatement du sort.

Les sorciers cette fois se jettent à plat ventre.

– Pardonne-nous, redoutable démon, hoquette l’un d’eux.

Si j’avais encore le contrôle de mes cordes vocales, je ferais remarquer à ces dangereux débiles que ce coup-ci, c’est eux qui sont dans la merde. Mais pour l’instant je ne parviendrais qu’à émettre un pitoyable gémissement.

Le démon tend le bras et ramène le sorcier en pleurs à sa hauteur.

– Vous pardonner ? tonne encore la Créature. Évidemment ! Vous avez eu la gentillesse de m’appeler et ça faisait, hum, une éternité que je n’avais pas eu l’occasion de m’amuser dans votre monde !

Jusque-là, Vic était resté sous le choc de l’apparition démoniaque. Recouvrant ses esprits et luttant contre un légitime sentiment de terreur, il brandit son arme.

– Lâche cet homme, ordonne-t-il en visant le démon.

Je dois avouer que Vic m’épate. D’accord, il est pâle comme le mort qu’il ne va pas tarder à être, mais il a suffisamment de courage pour défier un démon.

Pour ça (et seulement pour ça), je lui tire mon chapeau et lui accorde mon respect.

La réaction du démon est conforme à mes attentes. Il brise machinalement le cou du sorcier, qu’il tient dans la main, et avance en direction de Vic. Qui décharge son arme sur lui. Sans aucun résultat, sinon provoquer un autre rire terrifiant.

– Ces humains ! Ils ne comprennent jamais rien !

J’ai à peine le temps de voir le démon fondre sur Vic.

Je le sais pour l’avoir lu, les démons qui accèdent à notre monde grâce aux invocations (ils ne peuvent franchir la barrière tout seuls) laissent derrière eux une grande partie de leurs pouvoirs. Plus le démon est puissant et plus il s’affaiblit en tentant le passage. Voir ce démon renverser un pentacle comme s’il s’agissait d’une clôture pour hamsters et broyer deux hommes d’une chiquenaude me donne un aperçu fulgurant et vertigineux de ce dont ils doivent être capables dans leur dimension…

Les trois sorciers survivants s’enfuient en hurlant.

Un bref (mais alors très bref) instant, j’ai le fol espoir que le démon se lance à leur poursuite. Mais non, il se tourne vers moi, les mains dégoulinant encore du sang de Vic et de l’invocateur, un rictus plein de promesses déformant son noir minois.

9

Aïe.

Ça craint.

Là, ça craint vraiment.

Je pousse un soupir (le dernier ?) en songeant que, pour une fois, j’aurais aimé suivre à la lettre et sans rechigner le sacro-saint règlement de l’Association.

Article neuf : l’odeur de soufre annule la mission…

10

– Tiens, tiens ! gronde le démon amusé (c’est du moins la façon dont j’interprète son petit sourire en coin). Un autre sorcier ! Tu n’as pas fui avec tes compagnons ? Alors c’est pour toi qu’ils m’ont appelé !

Si je n’étais pas déjà mort de trouille, le fait qu’il s’adresse directement à moi aurait achevé de me terroriser.

– On se connaît ? je lance d’une voix qui, étonnamment, parvient à ne pas basculer dans les aigus.

Le démon ne s’attendait apparemment pas à ce que je réponde. Il marque sa surprise.

– Je ne crois pas. Pourquoi ?

– Généralement, on tutoie les gens qu’on connaît, je continue bravement. Ou alors on est un garçon mal élevé.

Il éclate franchement de rire. Enfin, il réitère le truc de tout à l’heure, genre tigre qui aurait bouffé du lion.

– Vous ne doutez décidément de rien, vous les humains ! Un qui me menace, un autre qui m’insulte. Vous n’avez donc pas peur de la mort ?

– Vous me vouvoyez, là, ou c’est un « vous » général ?