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– Peu importe, insolent cloporte. En ce qui te concerne, « vous » rime avec « fou ».

Il ne sourit plus du tout.

Jasper, ton heure est venue et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas tardé.

Ce qui me désole le plus ? Arrêter ma carrière de joueur de cornemuse aux portes de la gloire (en l’occurrence, celles du Ring). Savoir que ma mère mettra mes cendres dans une affreuse urne tibéto-provençale. Enfin, ne pas avoir eu l’occasion de dire à Ombe que je la trouve canon…

J’hésite à me recroqueviller par terre. La mort est peut-être moins douloureuse quand on ferme les yeux. Mais finalement je décide de l’accueillir debout et en face. Je dois bien ça à Walter, le seul qui a vraiment cru en moi.

Même s’il a eu tort, comme les événements sont en train de le prouver.

Le démon s’approche de mon pentacle et tend dans ma direction ce qui ressemble à une main. Il se heurte à ma barrière runique.

Je me crispe dans l’attente de l’inévitable explosion qui, curieusement, ne se produit pas. Au contraire, la barrière résiste.

Le démon lâche un grognement étonné. Il pose sa main contre la paroi translucide et pousse plus fort. Rien. Il est sacrément surpris, je le vois bien !

– On dirait que tu es plus doué que tes petits camarades, reconnaît-il. Logique. Autrement, ils n’auraient pas eu la bonne idée de m’appeler à la rescousse !

Il prend son élan et se jette contre le pentacle. J’entends un grand « baoum » et je vois des flammes lécher la barrière.

Qui reste intacte.

– Pas mal, dit-il encore. Pas mal du tout. Tu as de la chance que je ne sois pas ici celui que je suis là-bas…

Il fait le tour du pentacle, sans doute à la recherche d’une faille. Je ne le quitte pas des yeux. Est-ce qu’il joue avec moi comme le chat avec une souris ? Je n’ose envisager l’autre hypothèse, pourtant de plus en plus probable : et si mes sortilèges fonctionnaient ?

Je tire de cet espoir la force de me redresser et de toiser mon adversaire.

– Quelles sont vos intentions, je dis poliment (inutile de l’énerver), puisque vous semblez dans l’incapacité de m’atteindre ?

– Je n’ai pas dit mon dernier mot, murmure le démon en posant sur moi ses yeux de braise.

– Vous pourriez laisser tomber et aller vous amuser ailleurs, je propose lâchement, en le regrettant aussitôt.

Nul doute qu’il trouverait en effet, dehors, une foule de victimes impuissantes à tourmenter. L’idée fait aussitôt son chemin dans son esprit ténébreux.

– Pourquoi pas, après tout. Je perds mon temps ici avec toi alors qu’un troupeau entier de tes semblables m’attend dehors.

Et voilà, bravo Jasper. Tu es content de toi ? Sauver ta peau en sacrifiant celle des autres. Si Walter était là, il aurait une attaque. Quant à Ombe, je vois d’ici son air dégoûté. Il faut que je corrige le tir !

Je sors de ma poche ma carte d’Agent et je la brandis.

– Dès que tu auras le dos tourné, j’appellerai mes collègues de l’Association et ils te traqueront jusqu’à te renvoyer dans les enfers qui t’ont vu naître ! je clame avec une grandiloquence destinée à me rassurer autant qu’à ramener son attention vers moi.

J’y réussis au-delà de mes espérances.

Le démon se retourne d’un bloc et me fixe avec son regard brûlant.

– Tiens, tiens, siffle-t-il. L’Association. Tu as gagné, pauvre inconscient ! Je vais d’abord m’occuper de toi.

Pour faire bonne mesure, je soupire.

– Vous continuez à me tutoyer.

Il lance un coup de poing rageur contre mon pentacle.

– Tu entends ce que je dis ? Je vais te broyer, te déchiqueter, te réduire en bouillie, et toi tu t’inquiètes d’un « tu » !

– Du tout, je réponds du tac au tac. Mais je n’y peux rien, ce « tu » me tue.

– Tu as tort, tu sais, de me provoquer. Être tué n’est pas la pire façon de mourir. Je connais mille façons d’infliger la souffrance.

– Je vous crois sur parole. Dites, à propos de soufre et de rance, vous pourriez vous éloigner de la paroi, s’il vous plaît ? Elle ne protège pas des odeurs et la vôtre est carrément insoutenable.

Comme ça, avec un peu de chance, il me tuera d’un coup.

Les deux points rouges qui lui servent d’yeux rétrécissent encore. Avec mes jeux de mots pourris, je me suis encore attiré un ennemi. Mortel, celui-là.

Le démon recule de quelques pas. Je m’attends à ce qu’il essaie de fracasser le pentacle et je me contracte dans l’attente du choc. Mais non, il se contente de faire de grands gestes avec les bras et de psalmodier une incantation dans une langue que je ne parviens pas à identifier.

Incroyable : il prépare un sort ! C’est la première fois que j’assiste à un rituel de magie démoniaque et je ne peux m’empêcher, malgré les circonstances, d’être curieux. À mon avis, il n’y a pas beaucoup d’humains qui, comme moi, ont eu la chance de voir ça. Ou la malchance, ça dépend si on a une nature plutôt optimiste ou alors franchement pessimiste. C’est la fameuse histoire de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine.

À force d’incantations, le démon parvient à rassembler dans la paume de sa main un petit tas de magma rougeoyant qu’il jette dans ma direction. La substance en fusion s’écrase contre le pentacle et dégouline le long du champ de force.

Je suis peut-être en train de devenir fou mais il me semble entendre les runes se plaindre.

Une deuxième boule magmatique vient rejoindre la première. Mes barrières ondulent mais ne plient pas. Par les feux de l’enfer (et c’est le cas de le dire) ! Encore quelques projections du même genre et je pourrai dire adieu à mon pentacle.

J’essaie de vider mon esprit, d’oublier les projectiles venus d’une autre dimension qui attaquent insidieusement ma pauvre magie d’homme.

Je repasse dans ma tête les chapitres de mes quelques livres consacrés aux démons, à la recherche d’un élément qui pourrait m’aider.

Vite !

L’invocation d’un démon n’a rien à voir avec la soumission d’un troll. Tuer l’invocateur ne règle pas le problème. La preuve…

Par contre, un démon devient libre de ses actes quand il parvient à se libérer de celui qui l’a invoqué. C’est ce qui s’est passé.

Mais s’émanciper d’un sort d’appel ne veut pas forcément dire l’annuler. La plupart du temps, le sort lancé existe toujours. Il flotte quelque part, dans les limbes, il erre sans attache. Il me suffirait donc de reprendre le contrôle du sortilège désemparé pour terminer de lier le démon. Évident !

Tu parles, autant essayer de monter sur le dos d’un mustang shooté au maïs transgénique.

Une autre boule de magma ébranle la structure de mon pentacle. Les runes morflent un maximum. Sans le pouvoir apaisant et réconfortant des plantes, mes bouts d’écorce auraient déjà cramé.

Que faire ?

Dans l’éventualité saugrenue où je choisirais d’agir, il faudrait : un, que je sorte de mon pentacle ; deux, que j’atteigne le pentacle des apprentis sorciers ; trois, que je raccommode le sort brisé ; quatre, que je le lance sur le démon.

Tout ça en échappant aux boules de feu et aux mains de l’étrangleur surgi des enfers ! Autant mettre tous ses pions sur la case « chance insolente » d’une roulette russe en folie. Quelle idée délicieusement stupide !

Malheureusement, les circonstances risquent encore de décider pour moi. Mon pentacle ne résistera pas très longtemps aux assauts d’un démon de plus en plus furieux. Jasper, tu as déjà grappillé du sursis face à l’inéluctable. Tu aurais dû y passer depuis un bon quart d’heure. Après tout, ce n’est qu’un mauvais moment à passer !

Action.

– T’en as pas marre de jouer aux boules de neige ? je lance avec une effronterie qui n’a d’égale qu’une salutaire inconscience.