Le démon marque une pose dans ses tours de passepasse.
– Tiens, tu me tutoies maintenant !
– Nos rapports ont changé, je dis. Tu n’as pas remarqué ? Ils sont devenus plus chaleureux !
– Très amusant, répond le démon en retrouvant le sourire. Tu me manqueras !
– Pas toi, je rétorque. Des cauchemars dans ton genre, j’en fais tous les soirs. Allez, œil-de-braise, finissons-en ! Et rira bien qui rira le dernier !
Le démon retrouve son air bougon et son humeur taquine. Une boule épaisse et visqueuse fuse aussitôt dans ma direction.
Mais cette fois, à peine touche-t-elle la barrière runique que je plonge hors du pentacle et profite de l’écran de flammes pour me mettre à courir en direction des vestiges du rituel d’appel.
Derrière moi, dépourvues de raison d’être, les barrières runiques s’évanouissent en poussant un soupir de soulagement.
Je suis tout proche de l’autre pentacle quand le démon se précipite à mes trousses. Je ne peux m’empêcher de me retourner. Orphée s’est fait avoir de la même manière, lui aussi trop près des enfers. Fabio aussi, en sentant l’odeur des gousses d’ail ! Monumentale erreur…
Parce que du coup, je me prends les pieds dans le cadavre du sorcier et je m’étale douloureusement sur le sol poisseux de sang.
Pas le temps de me relever. Le démon est déjà là.
– C’était courageux mais voué à l’échec. Tu crois que je t’aurais laissé le temps d’élaborer une autre protection ?
Il se tient debout au-dessus de moi, les mains sur les hanches, visiblement décidé à prendre son temps. Et là je me surprends moi-même.
J’aurais dû être paralysé par la peur, ou bien me mettre à plat ventre et le supplier d’épargner ma vie. Eh bien non. Je reste d’un calme à toute épreuve.
Pleinement concentré.
Les rouages de mon cerveau tournant à fond.
Comme si un démon n’était pas sur le point de me torturer abominablement.
Surgissant de ma mémoire comme un bouchon de liège hors de l’eau, un précepte, lu il y a longtemps dans le Livre des Ombres d’un sorcier dont je n’ai jamais su le nom, vient flotter à la surface de ma conscience : « La nécessité seule ne suffit pas à libérer un pouvoir ; indispensable se révèle le savoir. Mais parfois, la nécessité finit par faire surgir le savoir. »
Comme nécessité, on ne peut pas faire plus nécessaire qu’en ce moment ! Quant au savoir… je sais par quelle formule le sorcier, dont le corps me sert de matelas comptait lier le démon. Et je sais aussi que ce qui a été brisé peut être raccommodé. Pour ça, je ne dispose hélas ni d’un pentacle ni du matériel ayant servi de près ou de loin au sortilège.
Par contre j’ai sous la main (on ne peut pas mieux dire) tout ce dont j’ai besoin.
– Ça finit donc comme ça ? se moque le démon. Tss tss, je suis déçu. Je m’attendais à une dernière boutade. Tant pis !
Il tend les bras vers moi.
Je me redresse brusquement et je fais quelque chose à laquelle il ne s’attendait absolument pas : je vais à sa rencontre et je lui saisis les poignets.
Avec mes mains pleines de sang.
Le sang de l’homme qu’il a lui-même assassiné tout à l’heure.
L’homme qui l’a personnellement attiré dans notre dimension.
En même temps que je m’efforce de ne pas frissonner au contact de la Créature démoniaque, je prononce une formule arrangée à ma sauce :
« Martonen ya tye utulië ar ya tye nuta nin sillumello, cana cen vanya ! Par le sort qui t’a appelé et qui te lie désormais à moi, je t’ordonne de foutre le camp ! »
Je suis trop épuisé nerveusement pour m’amuser avec les « ordres et désirs » de l’autre illuminé (pour ce que ça lui a servi, d’ailleurs !).
Je vois la stupéfaction se dessiner sur le visage du démon.
Moi qui pensais jusque-là que l’elfique était une langue toute de beauté et de douceur, je suis obligé de réviser mon jugement. Parce que le démon auquel je m’accroche toujours (des cloques commencent d’ailleurs à faire leur apparition sur mes mains) semble en proie à la terreur.
À mon avis, ses semblables ont eu affaire aux Elfes dans les temps anciens et ils n’en ont pas gardé un bon souvenir.
Le démon me dévisage. Je lis dans l’éclat de ses prunelles un mélange de reproche et d’effroi. Puis il baisse la tête, gémit et commence à se dissoudre.
J’attends pour crier victoire qu’il perde encore un peu de substance.
– Victoire !
Ma voix rebondit faiblement contre les murs de l’usine.
Sans chercher à calmer les tremblements qui s’emparent de mes membres, je me laisse retomber en arrière, contre le corps du sorcier qui m’a, bien malgré lui, sauvé la vie.
Lorsque je relève la tête, il ne reste plus du démon qu’un peu de brume, trop sombre pour appartenir à l’obscurité, qui s’effiloche comme à regret jusqu’à disparaître totalement.
C’est alors que j’entends une voix derrière moi.
– Bravo ! Très impressionnant !
11
Je ne pige pas immédiatement qu’il s’agit d’une vraie voix. La fatigue, les émotions, tout ça. J’aurais aussi bien pu entendre : « Debout, Jasper, et va-t’en bouter les démons hors du royaume ! »
Ce n’est pas l’heure de bouter mais je me retourne quand même.
Éclairée par la faible lueur que continue de diffuser mon pentacle mourant, la silhouette de Séverin le vampire se dresse à quelques pas.
Il ne manquait plus que ça…
Je viens d’échapper à une bande de trafiquants de drogue qui voulait ma peau et j’ai renvoyé chez lui un démon qui rêvait de se faire les dents sur moi avant de semer la terreur en ville. J’estime avoir droit à une pause !
Eh bien non, il faut qu’un vampire se pointe et se foute de ma gueule.
– Tu es le premier homme de ma connaissance qui sort vivant d’une confrontation avec un démon, dit Séverin. Et je te garantis que je ne suis pas né de la dernière pluie.
L’admiration perce dans sa voix. Il a l’air sincère. Au temps pour moi.
– Vous voulez quelque chose ? je réponds en essayant péniblement de me relever.
– Oui.
Je m’attendais à un truc du genre : « Tes exploits m’ont assoiffé, sanguin chasseur de démon », ou bien : « Ton sang doit être exceptionnel, je boirais bien un cou ! ».
Aussi ce simple « oui » me surprend-il.
Je pose un regard curieux sur le vampire.
– Je veux que tu répares les dégâts que tu as commis, continue-t-il en réponse à mon interrogation silencieuse.
– Pardon ? je dis éberlué.
– Tu m’as mis dans l’embarras, annonce tranquillement Séverin en inspectant les ongles de sa main droite. Par ta faute, les gens qui travaillaient pour moi sont morts.
– Ouais, je lance crânement, et ils l’ont bien cherché !
– Tu vas les remplacer.
– Comptez là-dessus, je ricane, l’instant de surprise passé.
– Si tu refuses, tu passes du statut de collaborateur grassement rémunéré à celui de témoin embarrassant.
– Et ?
– Couic, répond seulement le vampire en faisant le geste de tordre le cou à un poulet.
Pas très original. Il aurait pu grogner « Arghh » en mordant le vide.
Jamais je ne me suis senti aussi fourbu, même la fois où, en quatrième, on s’est cachés pendant deux longues et interminables heures avec Romu dans un placard exigu du vestiaire des filles. Pourtant, c’est le moment ou jamais de rester lucide.
– Je peux réfléchir deux minutes avant de donner ma réponse ? je demande.
– Je t’en donne une. C’est largement suffisant pour faire le seul choix raisonnable. Et pas de bêtise : je t’ai à l’œil. Je sais ce dont tu es capable.
Génial.
Je résume la situation : je suis debout, flageolant sur mes jambes à cause de la fatigue et de la peur, devant un vampire en pleine forme qui veut faire de moi son homme de main. Pour ne rien arranger, je patauge dans le sang d’un homme zigouillé par un démon et j’entends d’horribles bruits de succion chaque fois que je bouge.