– Bah, je me suis peut-être trompé en remplissant le réservoir. Tu n’as pas vérifié ton arsenal avant de partir en mission ?
Comment retourner une situation en une seule phrase…
– Non, je suis bien obligé de répondre.
– C’est une erreur que tu ne commettras plus, j’en suis sûr. Tu voulais autre chose ?
Le tout dit avec une douceur confinant à la gentillesse. Je me sens totalement désarmé. C’est malin !
Ma colère s’évanouit.
– Rien d’autre, je dis, penaud. Euh, je suis désolé. Je me suis emporté contre vous, alors que c’est moi qui suis en tort.
– Aucune importance, répond-il en s’intéressant de nouveau à son gigantesque papillon. Le principal, c’est que tu t’en sois sorti.
Je ne sais plus quoi faire. Je me dandine d’un pied sur l’autre.
– C’est gentil.
– Bah, quand on vient de se faire salement engueuler comme toi, on a droit à un peu de réconfort.
Là, ça fait tilt.
Je me dis tout à coup que j’ai raté un truc. Un truc important.
– Engueulé ?
Le Sphinx me dévisage.
– Tu n’es pas encore passé voir Walter ? À ta place, ajoute-t-il en secouant la tête et en levant les yeux au plafond, je ne le ferais pas attendre trop longtemps.
La douche froide. Avant d’être armurier, le Sphinx a sûrement été responsable d’une cellule de dégrisement.
Je tourne les talons, la tête basse.
– N’oublie pas de ramasser la bombe. Il y a une poubelle à côté de l’ascenseur.
Je m’exécute docilement.
– Ah, dit-il pour terminer, la prochaine fois que tu te sers dans le magasin, je veux une liste détaillée de tout ce que tu emportes.
C’est Waterloo. La défaite totale. Le bison coléreux transformé en zombie recalé.
Je traîne les pieds jusqu’à l’ascenseur.
Mademoiselle Rose m’accueille dans son bureau avec un regard plein de reproches.
– Il y a des toilettes au bout du couloir principal, pas la peine de descendre à l’armurerie. J’imagine que c’est pour ça que tu étais si pressé et que tu es passé devant moi sans me dire bonjour.
– Bonjour Rose, je soupire. Non, ce n’était pas pour… Aucune importance. Il paraît que Walter veut me voir ?
Elle hoche la tête, se lève et me fait signe de la suivre.
– Entrez ! hurle Walter en réponse à ses toc-toc sur la porte.
– Jasper est arrivé, dit-elle en s’effaçant pour me laisser passer.
– JASPER ! DIEUX DU CIEL ! SOMBRE IDIOT !
J’hésite à avancer davantage. Le niveau de décibels me paraît déjà insupportable où je me trouve. Heureusement, Walter prend le temps de respirer et passe d’un rouge violacé à un rouge cramoisi.
– Assois-toi.
J’obtempère aussitôt.
– Quand je pense qu’hier matin je ne tarissais pas d’éloges sur toi ! Sur ta discrétion ! Ton sens de la retenue ! Ta capacité à gérer les situations dans le strict respect du règlement !
– Monsieur, c’est ce que j’ai essayé…
– Silence ! rugit-il en s’épongeant le front.
Je remarque alors seulement sa cravate moutarde tranchant sur une chemise bleu néon tachée de sueur.
– L’article neuf, Jasper ! Tu crois qu’il s’adresse aux gamins qui jouent avec des allumettes ? Bon sang, c’est clair pourtant : l’odeur de soufre annule la mission ! Répète après moi : l’odeur de soufre annule la mission !
Je répète après lui.
– Alors pourquoi, Jasper, pourquoi ? gémit-il comme si je venais de le blesser personnellement.
– Ben disons que quand j’ai senti l’odeur du soufre, il était trop tard. J’étais à l’intérieur d’un cercle pentaclite et…
– Je ne veux pas entendre tes excuses ! Le règlement, c’est le règlement !
– J’ai quand même mis en fuite un démon, terrassé un vampire et résolu le mystère que vous m’aviez confié ! je réponds en haussant le ton, indigné par tant d’ingratitude.
– Un démon !
Il souffle comme s’il allait succomber à une attaque.
– Un démon, continue-t-il, un démon !
Il soupire.
– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire au Bureau, moi ? Que j’envoie des stagiaires irresponsables combattre des démons ?
Il me fixe comme s’il venait de découvrir ma présence dans son bureau.
– Tu es encore là ? Tu devrais être chez Rose, en train de lui dicter ton rapport !
Je m’empresse de lui obéir. Pas assez vite, hélas.
– J’oubliais, ajoute encore Walter : pas de nouvelle mission pendant deux semaines. Tu as besoin de te reposer et de te remettre les idées en place.
– Deux semaines ? je hoquette, complètement pris par surprise. Mais qu’est-ce que je vais faire pendant…
– Des étoiles en pâte à sel et des boules en papier mâché pour décorer ton sapin de Noël, répond Walter agacé sans relever la tête. Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Ce n’est pas mon problème.
Je reste interloqué.
Quand je me ressaisis suffisamment pour me révolter, il est trop tard.
La porte s’est refermée.
Je pénètre dans l’antre de mademoiselle Rose avec une tête décomposée, puisqu’elle commence par me consoler. À sa manière.
– Voyons Jasper, ce n’est pas la fin du monde.
– Mais deux semaines, Rose, deux semaines !
– Tu en profiteras pour te concentrer sur le lycée. Le premier trimestre s’achève, tes notes ne sont pas très bonnes. C’est l’occasion de prendre de l’avance pour janvier.
Je m’effondre sur la chaise des visiteurs.
– Le lycée, les notes… Quelle importance ? J’ai déçu Walter, j’ai tout foiré.
Heureusement pour mon amour-propre, un détail me revient soudain et chasse l’envie de sangloter bêtement.
– Je pense à quelque chose. Comment est-ce que vous avez su, pour le soufre ? Dans mon message, je n’ai parlé que du vampire !
– Un Agent en patrouille dans le secteur t’a vu entrer dans l’usine. Il a hésité un moment puis il s’est dit que tu avais besoin d’aide et il a abandonné sa mission. Qui était importante.
– L’article huit, je marmonne : « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. » Mais comment ça se fait qu’il ne soit pas intervenu quand j’étais vraiment en danger ?
– L’article neuf, Jasper, rappelle mademoiselle Rose. À peine entré dans le bâtiment, il a senti l’odeur de soufre.
– Et il a annulé le sauvetage, après avoir renoncé à sa propre tâche. Quel gâchis !
– L’Agent a signalé l’incident, mais il ne s’est pas inquiété pour toi. Il a pensé qu’en vertu de l’article neuf…
– … j’avais moi aussi vidé les lieux, je termine à sa place.
– Bien. Et si on reprenait tout depuis le début ? propose-t-elle en sortant un appareil enregistreur d’un tiroir.
– Vous n’écrivez plus ?
– Avec les autres oui, mais pas avec toi. Tu es trop… prolixe.
Ça ne me vexe pas. Dans prolixe, il y a pro. On ne donne jamais assez de détails. Sauf qu’aujourd’hui je ne suis pas d’humeur.
– Ils étaient cinq au rendez-vous. Quatre sorciers et un malfrat. Ils n’ont pas voulu répondre à mes questions et sont partis en voiture. Je les ai filés en réquisitionnant un scooter, que j’ai depuis rendu à son propriétaire (précision que les gros yeux de mademoiselle Rose m’incitent à apporter sans plus attendre). Ils ont rejoint un vampire du nom de Séverin dans l’usine où je les ai suivis. C’est lui que vous avez retrouvé sur place, légèrement cramé.
– L’équipe envoyée sur place n’a pas vu de corps, précise Rose. Juste des traces de lutte.
– Ah, je réponds, déçu. Tant pis. C’est pour ce Séverin que les autres fabriquaient de la drogue, cette même drogue qui a poussé Fabio à péter les plombs. Ils m’ont repéré et ont voulu me tuer. Je me suis réfugié dans un pentacle. Les sorciers ont alors invoqué un démon qui leur a échappé. Il a liquidé le malfrat et le chef des sorciers. Des minables, entre nous ! Le démon a ensuite essayé de briser ma protection. Menaces, boules de feu, j’en passe. J’ai finalement réussi à le révoquer. Ensuite, Séverin m’est tombé dessus. Le vampire voulait que je remplace les sorciers disparus et que j’élabore sa drogue spéciale. Je m’en suis sorti avec un sortilège maison. Après, j’ai fait mon premier rapport au répondeur d’urgence et je suis rentré chez moi.