Mademoiselle Rose me regarde, le menton dans les mains, une expression indéchiffrable sur le visage.
Je commence à me sentir mal à l’aise.
Elle esquisse un sourire.
– C’est tout, Jasper ? Pas de lion, pas de nuit ténébreuse ni de regard aiguisé ?
Est-ce qu’elle se moque de moi ? Difficile à déterminer. Mais l’enregistreur numérique tourne toujours. Trop tentant.
Je finis par craquer.
– Vous auriez vu ce démon, Rose ! Ses yeux brillaient comme des volcans au cœur d’une nuit d’encre. Et sa voix ! Imaginez un tigre qui parviendrait à parler ! Mais je ne me suis pas laissé démonter. D’un calme qui en aurait remontré à la moins agitée des statues, j’ai tissé un puissant sortilège qui…
Lorsque je quitte le bureau de Rose au bout de trois quarts d’heure, je me sens rasséréné. Par gentillesse ou parce qu’elle n’avait rien d’autre à faire, Rose m’a écouté patiemment. Pour un peu, je l’aurais embrassée ! Pour un peu.
– Ah, j’ajoute en claquant des doigts comme pour retenir le détail qui a failli m’échapper, j’ai oublié de préciser que Séverin, le vampire, a dit quelque chose au sujet des loups-garous. De la meute des entrepôts. Je ne sais pas si…
– Deux semaines, Jasper, me rappelle mademoiselle Rose. On mettra quelqu’un sur le coup à ta place. Pense à tes devoirs.
Quand je songe qu’un instant, un tout petit instant, j’ai eu envie de l’embrasser.
13
Tout à mes sombres pensées, je ne me rappelle pas avoir quitté le local de l’Association ni même descendu l’escalier.
Je reste un long moment sur le trottoir, devant l’immeuble, complètement perdu.
J’hésite entre me mettre en colère ou éclater en sanglots.
Est-ce que je viens vraiment de me faire suspendre pendant deux semaines pour avoir survécu à l’attaque d’un démon et résolu un début d’enquête ? Le tout avec force gros yeux et moult engueulades ? Même la gentillesse (inhabituelle) de mademoiselle Rose et du Sphinx avait des accents de pitié…
Être un minable ou ne pas être un minable, voilà la question.
Mes pas me traînent jusqu’au fameux café où j’ai trouvé refuge, hier, pour concocter mon sort antifilature. J’ai besoin d’un remontant.
Je pousse la porte, m’installe dans la salle presque vide en choisissant une place dos au mur et loin du miroir, qui fait de moi une cible de choix (un magicien mort il y a longtemps et dont je possède le Livre des Ombres a réussi un jour à éliminer un rival en le faisant étrangler par son propre reflet). Je suis accablé mais pas désespéré au point d’oublier que trois sorciers qui ne me portent pas spécialement dans leur cœur ont quitté l’usine sains et saufs cette nuit.
Mon café arrive. Le verre d’eau aussi. Je bois une gorgée de l’un et de l’autre. Bien. Maintenant, je vais remonter à la surface selon une méthode très jaspérienne que je pratique depuis une quinzaine d’années : l’autocongratulation.
N’ai-je pas survécu à l’attaque d’un démon ?
Et de un ! Jasper, t’es un champion !
N’ai-je pas échappé à quatre sorciers et à un malfaiteur ?
Et de deux ! Jasper, t’es le meilleur !
N’ai-je pas réduit un vampire à l’état de fruit trop mûr ?
Et de trois ! Jasper, tu assures !
Oui, je sais, ça a l’air idiot. Mais si on m’encourageait aussi souvent qu’on m’engueule, je n’aurais pas besoin de ces séances d’autothérapie.
Parce que ça ne vaut pas des félicitations, tout ça ? Je n’ai perdu ni mon sang-froid ni mon sang tout court dans la bataille. J’ai su réagir quand il le fallait. Le cercle de protection, bâti dans l’urgence, a résisté au-delà de tout espoir. La révocation du démon est passée comme une lettre à la poste. Quant à mon sort de soleil-en-boîte, je vais le faire breveter et le Sphinx me suppliera pour le compter dans son arsenal ! Ça lui apprendra à jouer avec la vie des agents stagiaires sous prétexte de leur donner une leçon.
Remonté, j’échafaude déjà le plan de ces deux semaines : mes journées avec Jean-Lu et Romu, mes nuits dans mon labo. Ou l’inverse. Les vacances sont si proches que le bruit de leurs pas couvre depuis plusieurs jours la voix des profs les plus respectés.
Je me sens beaucoup mieux. Je sais que, dans quelques heures, j’arriverai à faire la part des choses. J’essaierai alors de comprendre la réaction de Walter.
Peut-être.
Je paie et je sors. J’ai besoin de marcher dans le froid.
Je porte autour du cou un collier spécial (je l’ai récupéré ce matin avant de sortir sur la table du laboratoire). Je l’ai déjà mentionné, je crois, mais sans vraiment insister. C’est le moment ou jamais d’en parler !
Je l’ai fabriqué moi-même, en pillant le coffre à bijoux maternel. Mon père achète régulièrement des joyaux hors de prix, oubliant que ma mère leur préfère des ornements plus simples, en bois ou en métal basique. Cela fait parfaitement mon affaire parce que l’or et l’argent entrent dans la composition de nombreux sortilèges et que les pierres précieuses, riches en énergies, possèdent des pouvoirs très particuliers.
Les rubis, par exemple, vibrent au contact des mauvaises intentions.
Les diamants affaiblissent les énergies agressives.
Le jade aide son porteur à récupérer rapidement d’une fatigue soudaine.
Bien sûr, il faut activer les pierres par un sort préalable, sinon elles n’existent qu’en termes de potentiel. Elles restent au simple niveau du symbole, celui dont s’accommodent les gens.
Moi je réactive le rubis, le diamant et le jade de mon collier régulièrement. C’est même la première chose que je fais, d’habitude, en me réveillant. Une sorte de rituel personnel. Comme ça, je commence la journée avec un peu de mon père et un peu de ma mère (je lui ai piqué le cordon de cuir sur lequel sont enfilées les pierres). Je me sens protégé. « Ne sors jamais sans », dit la pub. Tout à fait d’accord. Des rapports protégés, c’est important.
Parfois, j’enlève mon collier, comme hier, et j’oublie de le remettre. Parce que je suis nerveux ou que je pense à autre chose.
Est-ce qu’il aurait pu m’aider, dans l’usine, contre le démon ? J’en doute. Mais je ne le saurai jamais. Le passé, c’est le passé. Et je m’en suis sorti sans collier !
Le plus important, c’est qu’il soit là en ce moment, autour de mon cou.
Parce qu’à l’instant précis où je passe devant une ruelle obscure, le rubis se met à vibrer plus fort qu’un téléphone portable en mode silencieux.
Ce qui me donne le temps de faire face à un homme surgissant de l’ombre et d’éviter je ne sais comment d’être assommé par la matraque qu’il brandit.
Au cours de ce fameux stage consacré aux techniques de défense, l’instructeur a lourdement insisté sur l’ordre des priorités : d’abord contrôler l’arme de l’agresseur, ensuite le mettre hors de combat. J’opte pour une tactique beaucoup plus personnelle, éprouvée déjà deux fois en moins de vingt-quatre heures : je me jette sur lui et je l’empoigne à la façon d’un lutteur.
Je sens sous ses vêtements des muscles puissants. Il se débarrasse d’ailleurs de moi avec une facilité déconcertante. Retenir quelques clés, me rappeler un truc ou deux de ce fichu stage m’aurait bien aidé, je l’avoue.