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Je récupère au passage mes artefacts, m’échappe pour jeter mes affaires devant la porte de ma chambre et la rejoins sans attendre.

– Tu as une mine horrible ! commence-t-elle en secouant la tête et en remplissant une tasse en forme de cigogne qui se serait payé un mur en volant dans le brouillard. Tu aimes ? continue-t-elle en souriant tandis que je contemple l’objet d’un air horrifié. Je l’ai fait pour toi ! C’était génial, ce stage, je…

Je la regarde parler, me raconter les péripéties de ses journées à la campagne. Elle s’anime, elle rit, elle se met en colère toute seule, elle imite des gens et parvient même, de temps en temps, à boire une gorgée de thé. Je la regarde sans l’écouter. Je la trouve belle.

Ma mère n’est pas très grande mais on ne s’en rend pas compte tellement elle est montée sur ressorts. Elle a des cheveux blonds qui lui descendent dans la nuque, des yeux bleus qui brillent, une peau très blanche. C’est la seule chose qu’elle m’a laissée.

Ça me remue de la voir s’agiter en face de moi. J’aimerais qu’elle me reprenne dans ses bras, comme tout à l’heure. Je n’en ai pas profité, j’étais trop surpris. Je voudrais me laisser aller contre elle, enfouir ma tête dans son cou, respirer son odeur. Ne plus penser à rien. Simplement être bien. En sécurité. Mais j’ai laissé passer ma chance. Ma mère est adorable mais avare de gestes tendres.

– Je parle, je parle, mais toi mon chéri ? finit-elle par dire en m’arrachant à mes pensées. Tu as l’air fatigué, c’est atroce ! Tu travailles trop. Le bac, ce n’est quand même pas le mois prochain ! Lève le pied, Jasper. Tu creuses ta tombe avec tous ces devoirs, toutes ces révisions !

Son visage s’illumine.

– J’ai une idée ! Une séance de magie régénératrice ! On monte, on s’installe confortablement dans le pentacle et on en appelle aux énergies bénéfiques. Ça nous fera du bien à tous les deux ! Qu’est-ce que tu en dis ?

Impossible de le cacher plus longtemps : ma mère est une sorcière.

Mais pas du genre des affreux qui fabriquaient de la drogue alchimique et qui ont appelé un démon pour me faire la peau ! Non, ma mère est une « wicce ». Comme les trois sœurs de la série télé Charmed. Comme la Willow de la saga Buffy. Elle fait partie de la wicca, une communauté internationale de gens pacifiques se réclamant de l’Ancienne Religion, celle qui voue un culte à la seule nature. C’est autant une philosophie qu’un art de vivre, un respect des forces élémentaires, auxquels s’ajoutent des pratiques et des rites consacrés aux énergies, ainsi que des célébrations en lien avec les cycles naturels. Beaucoup de wiccans, j’en mettrais ma main au feu, ne parviendraient pas à distinguer un chêne rouvre d’un chêne sessile ! Mais comment ne pas éprouver de sympathie pour ces sorciers (dans l’ensemble bien incapables de pratiquer la moindre magie véritable) dont l’unique règle est : « Fais ce qu’il te plaît tant que cela ne nuit à personne » ?

Je connais pas mal de gens qui seraient inspirés de s’en inspirer !

Bref, ma mère est une sorcière qui joue à faire de la magie. Dans sa pièce de méditation, elle possède l’attirail wicca : un autel, un chandelier, un balai, deux athamés (l’un à manche noir, l’autre à manche blanc), un chaudron, un pentacle, une coupe ouvragée, une baguette, un pot de gros sel…

Je sais, j’utilise moi aussi une partie de ces accessoires. C’est en pratiquant avec ma mère, enfant, que j’ai commencé à développer mes pouvoirs. Elle ne s’en est jamais vraiment rendu compte. Tout au plus a-t-elle constaté que les énergies venaient plus volontiers quand j’étais dans le cercle avec elle. Elle m’a entraîné plusieurs fois dans des « covens », ces rassemblements de wiccans célébrant leurs rites en pleine nature. Mais mon père a fini par mettre le holà et j’en suis resté à nos séances strictement familiales.

C’est à compter de ce moment que j’ai décidé d’aller plus loin. Seul, pour ne pas effrayer ma mère.

En temps normal, j’aurais dit oui avec plaisir à sa proposition. Mais je crois que ce matin je fais vraiment une overdose de magie.

– Tu ne préférerais pas plutôt jouer aux cartes ? je lui réponds d’une voix lasse.

Elle marque un temps d’arrêt. Je la sens déçue. Elle m’observe attentivement, à la recherche d’une explication. Un large sourire renaît sur son visage.

– Jouer aux cartes, répète-t-elle avec un clin d’œil complice. Très bien ! Ressers-toi du thé, je reviens.

Je ne peux m’empêcher d’être inquiet. Que va-t-elle inventer, encore ? Elle n’a quand même pas fabriqué un jeu de cartes en terre cuite avec des bouddhas en guise de rois et des saucisses de Strasbourg à têtes de reine !

Je me rassure en la voyant revenir avec un paquet d’apparence normale.

– C’est parti mon grand, me lance-t-elle avec excitation. On va essayer de voir ton avenir !

Des cartes de tarot.

Chassez le naturel, a dit un jour un jockey (ou un troll), il revient au galop.

– Ah, fait ma mère avec une certaine excitation en tirant la première carte qui représente une femme écartelant la gueule d’un lion. La Force ! Intéressant.

Intéressant, oui. Je trouve dans le personnage un je-ne-sais-quoi d’Ombe. Je me penche pour mieux voir. Pas du tout. Je dois être vraiment fatigué. Ou carrément obsédé.

– L’Impératrice, annonce-t-elle en découvrant la deuxième carte, une femme ailée assise sur un trône devant un bouclier. Étrange. Ah, l’Amoureux ! continue-t-elle en dévoilant un homme tiraillé entre deux femmes.

Étrange, en effet. Je ne connais pas d’autre femme qui… Je chasse d’un mouvement de tête le visage de mademoiselle Rose qui vient de surgir dans mes pensées. Et puis quoi encore !

Ma mère tire trois nouvelles cartes avant d’arborer un air franchement perplexe.

– Le Mat (un vagabond hirsute poursuivi par un chien), le Pendu (par une jambe, avec un costume bariolé) et le Chariot (un attelage de deux chevaux).

– Alors ? je demande, parce que le tarot ça n’a jamais été mon truc.

– La première coupe est assez claire, mon chéri. Visiblement, tu hésites entre deux filles ! L’une courageuse et pleine d’énergie, soutenue par la terre, l’autre puissante et bienveillante, tournée vers le ciel. Toutes les deux positives, je te rassure.

– Ça veut dire quoi ?

– Je n’en sais rien. Mais toi, par contre, me glisse-t-elle avec un clin d’œil, tu dois avoir ta petite idée !

Je fais mine de ne pas avoir entendu.

Et la seconde coupe ?

– C’est plus difficile à interpréter, avoue-t-elle en soupirant. Le Mat symbolise l’errant, naïf et insouciant. C’est une énergie en mouvement, une grande force, source à la fois de chaos et de vitalité. Le Pendu représente l’initiation douloureuse, la force intérieure acquise au prix de lourds sacrifices. Le Chariot enfin indique les difficultés vaincues, la violence et le triomphe final.

– Ouais, je réponds, dubitatif. Ça peut s’appliquer à n’importe quoi. Finalement, les cartes c’est comme les chiffres, on peut les interpréter comme on veut.

– Peut-être qu’une septième carte nous fournira une clé, dit ma mère en piochant dans le jeu et en dégageant un homme devant une table encombrée d’objets. Tiens. Le Bateleur. Le maître du jeu, qui s’amuse à égarer les hommes et aime les défis.

Elle soupire, range les cartes et se lève tandis que je retiens mon souffle.

– Et…? je lui demande avant qu’elle disparaisse dans la cuisine.

– Aucune idée. Je me dis qu’il faut vraiment que je m’inscrive à un stage de tarot ! Tu veux encore du thé ?

– Non merci, je réponds, songeur.

Malgré moi et parce que ça ne coûte rien, je trace dans les airs quelques signes destinés à éloigner la malchance de ma tête.