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L’heure est matinale et l’air plus vif que moi.

Je rentre la tête dans les épaules en frissonnant, pareil à une tortue à laquelle on aurait posé un lapin.

Comme d’habitude, l’entrée n’est pas fermée. Le hall sent l’urine. L’endroit respire l’abandon et je peux tout à fait imaginer le mélange de surprise et d’inquiétude saisissant le visiteur ignorant ou le démarcheur égaré lorsque l’ampoule, répondant à l’appel de l’interrupteur, inonde la cage d’escalier d’une lueur blafarde.

Curieusement, il n’y a aucun appartement au rez-de-chaussée.

Sur le palier du premier étage, une porte avec une plaque récente : « Amicale des joueuses de bingo ».

Je grimpe un étage de plus. Là aussi une seule porte, arborant en caractères fatigués : « L’Association ». Le panonceau est plus ancien.

Je sais qu’au troisième et dernier étage se trouve le « Club philatéliste », mais je n’y suis jamais monté.

À qui appartient l’immeuble, mystère (même si j’ai ma petite idée là-dessus), mais l’impression qu’il donne, c’est d’être planté là de toute éternité.

Je frappe, en prenant grand soin de ne pas être à côté de la plaque. Cette porte en bois recouvert d’une ignoble peinture verte (heureusement très largement écaillée) vibre d’un sort tellement puissant que j’en attrape chaque fois des sueurs froides. Je me fais régulièrement la promesse, si je tombe un jour sur le magicien qui l’a installé, de ne pas le mettre en colère…

J’entends le « clic » de déverrouillage et je pousse la porte.

L’intérieur contraste agréablement avec l’extérieur. De grandes fenêtres généreusement ouvertes malgré la température hivernale éclairent un vaste couloir décoré de tableaux représentant des scènes mythologiques. Au-delà, des bureaux, une bibliothèque et je ne sais pas quoi d’autre vu que je n’ai jamais été autorisé à faire le tour du propriétaire.

Il existe par contre un endroit qui n’a pas de secret pour moi : c’est le bureau de mademoiselle Rose. En face de l’entrée, telle une barbacane protégeant un château, il constitue un point de passage obligé.

– Bonjour Rose, je lance bravement en pénétrant dans la pièce.

Je m’affale sur la chaise dédiée aux visiteurs, laissant ma sacoche glisser sur le sol. Mademoiselle Rose abandonne un instant l’écran de son ordinateur pour m’observer. Je tente de soutenir son regard, avant de renoncer devant l’intensité de ses yeux gris.

– Tu es en retard, Jasper.

– Je sais, désolé, je réponds d’une voix coupable. C’est que j’ai eu une soirée plutôt agitée…

Elle hoche la tête.

– J’ai entendu dire.

Puis elle se replonge dans son travail, me laissant à plat, euh, en plan sur ma chaise.

Quand j’ai quitté la cave, hier, après y avoir enfermé Fabio, j’ai immédiatement déposé un message sur la boîte vocale d’urgence. Est-ce que c’est mademoiselle Rose qui est chargée de la relever ? Visiblement.

De toute façon, rien ne lui échappe.

Jamais.

Elle est toujours au courant de tout, impossible de lui cacher quelque chose. Je le sais, j’ai essayé plusieurs fois ! Désormais, eh bien, je vais au plus simple et je lui dis moi-même ce qu’elle finirait immanquablement par apprendre. Nos relations s’en sont beaucoup améliorées. Il n’y a qu’à voir la chaleur de nos retrouvailles…

– Euh, je peux repasser si je dérange.

– Ne dis pas de bêtises.

Rien d’autre. Condamné à la chaise et les triques.

Je prends mon mal en patience et tente d’imaginer mademoiselle Rose plus jeune, sans son éternel chignon, sans ses lunettes rondes, sans ses cheveux gris. Sans son air sévère. Je n’y arrive pas. Certaines personnes sont faites pour être vieilles.

Des cris étouffés m’arrachent à mes hautes considérations philosophiques. Je me penche pour regarder dans le couloir, amenant ma chaise à la limite de l’équilibre. Les cris proviennent du bureau de Walter.

– Ça barde chez le directeur ! je lance à une Rose imperturbable. À qui le tour de se faire pourrir ?

Le regard de mademoiselle Rose se pose à nouveau sur moi.

– Ce ne sont pas tes affaires.

Elle me considère un moment puis émet un soupir clairement perceptible.

– Bon, on va s’occuper tout de suite de ton rapport.

Parce que c’est la raison pour laquelle je suis venu ce matin, en sacrifiant (le mot est peut-être un peu fort) deux heures de cours : rendre compte de ma mission.

C’est pareil pour tous les stagiaires, où qu’ils soient et quoi qu’ils fassent : on leur colle sur le dos des tâches ingrates, on ne leur accorde aucune considération et on leur demande de rendre des comptes à la moindre occasion.

– Je commence par quoi ? je dis à mademoiselle Rose, qui s’est équipée d’un stylo et d’un bloc.

Elle esquisse un geste vague de la main signifiant que ça n’a aucune importance. Je prends mon inspiration (dans tous les sens du terme).

– C’était la nuit, une nuit sans doute plus froide que les autres. Un vent venu des tréfonds de l’enfer balayait la rue dans laquelle j’avançais, le regard tendu vers les ténèbres où s’agitaient mille monstres tourmentés, méprisant la peur et bravant les signes de danger innombrables. Tout à coup, à l’angle des rues qui avait été élues pour fixer ce rendez-vous capital duquel allait sans doute dépendre le sort de l’humanité…

Un autre soupir de mademoiselle Rose, plus appuyé que le précédent, m’arrête net dans mon récit.

Stoppé dans mon élan, je m’embrouille avant de bafouiller :

– Euh, en fait j’ai poireauté un bon moment dans le passage Murnau avant de voir Fabio sortir précipitamment d’une bijouterie. Je l’ai poursuivi et j’ai réussi à le rattraper. Mais je ne me voyais pas le ramener ici alors j’ai préféré l’enfermer dans une cave.

Cette fois, mademoiselle Rose hoche la tête.

– Les Agents envoyés pour s’en occuper ont effectivement trouvé sur lui un sac de bijoux volés.

Je me mords la lèvre. La remarque de mademoiselle Rose ressemble à une approbation mais sonne comme un reproche.

– Je ne me suis pas contenté d’enfermer le vampire dans la cave, je me défends avec véhémence. D’accord, j’ai oublié de le fouiller, mais quoi qu’il ait pu avoir sur lui, il ne se serait jamais enfui.

– Des menottes, c’est bien ça ? dit mademoiselle Rose sur un ton condescendant.

– Un cercle ! je me récrie.

Elle fronce les sourcils.

– Les Agents sur place n’ont signalé aucun pentacle.

– Ah (j’ai le triomphe modeste) ! J’ai emprisonné le vampire dans un cercle constitué d’ail haché et séché. Si les Agents que vous avez envoyés n’ont rien vu, vous devriez les convoquer séance tenante !

Je réussis l’exploit absolu d’arracher une ébauche de sourire à mademoiselle Rose.

– Merci Jasper. C’est tout. Il faut que tu ailles au lycée maintenant. N’oublie pas cet après-midi le séminaire de formation.

Aucun risque que j’oublie, j’ai une excellente mémoire. Mademoiselle Rose remarque mon hésitation à partir.

– Il y a autre chose ?

– Oui. Je ne sais pas ce qu’ont raconté les autres, mais hier soir en tout cas, Fabio était bizarre. Son comportement était… incohérent. S’il était humain, j’aurais dit qu’il était drogué.

Mademoiselle Rose griffonne quelque chose sur son calepin avant de me fixer d’un air sévère. Et voilà ! Je ne suis plus un Agent de l’Association venu rendre son rapport mais un élève de première qui n’a pas intérêt à rater le cours d’anglais…

Je fais au revoir avec un signe de la main et quitte le local en traînant les pieds.