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Physiquement d’abord, on a tous les trois des cheveux sombres et une peau blafarde à rendre jaloux un mort-vivant.

Psychologiquement ensuite, on partage la certitude d’être incompris.

Spirituellement enfin, on a découvert à travers moult expériences diverses avariées que s’il y a un dieu quelque part, on ne l’intéresse carrément pas.

J’oublie tout un tas d’autres points communs comme la capacité de lorgner la poitrine d’une fille pendant des heures, de jouer une nuit entière à Donjons et Dragons et de faire hurler les voisins en répétant baffles grands ouverts les compos de notre groupe Alamanyar (une tribu d’elfes partis un jour d’on ne sait où et qui ne sont jamais arrivés nulle part, pour donner une idée de notre état d’esprit).

– Oyez, oyez, gentes dames et damoiseaux ! J’ai l’honneur de vous signaler la présence parmi nous du sémillant Jasper ! Vos applaudissements, s’il vous plaît !

– Arrête Jean-Lu, je dis sans pouvoir m’empêcher de rougir.

Cet idiot est monté sur un banc, dans la cour, et fait son numéro avec un sourire d’ogre content de lui.

Jean-Lu est une force de la nature, dans le genre gros qu’on n’a pas envie d’emmerder. Il a une voix de stentor dont il abuse. Depuis quelques mois (malgré nos hurlements), il se laisse pousser la moustache et le bouc.

– Bah, me dit Romu en me tapant sur l’épaule, tu le connais, ça l’amuse. Plus tu insistes…

Romu, lui, est tout en longueur. En calme et en douceur. Des cheveux longs, des lunettes rondes, des santiags, des vêtements noirs passablement usés.

C’est la couleur de nos habits qui nous a rapprochés. Pas au début : on pensait chacun avoir affaire à un gothique ou un métalleux ! Et puis on s’est rendu compte que Jean-Lu porte du noir pour paraître moins gros, Romu pour se donner des airs de poète maudit et moi parce que cette couleur (ou plutôt cette absence de couleur) m’apaise.

– Salut Jean-Lu, je dis en lui serrant la main. Dis donc, c’est la grosse forme (j’insiste sur grosse).

– Ah ah ! T’es un marrant, Jasp, il répond de sa voix chaude. En attendant, hier, tu as tout raté. C’était énorme ! ajoute-t-il en me faisant un clin d’œil.

Mince, c’est vrai, c’était hier la fameuse soirée au Ring !

Romu embraie :

– Il y avait des filles, Jasp. Des canons.

Je déglutis.

– Et euh… vous deux…

– Houlà, en rêve, vieux, comme d’hab, juste en rêve ! intervient Jean-Lu.

Je pousse un soupir de soulagement. Non pas que je sois mauvais camarade, je suis tout à fait capable de me réjouir du bonheur d’un ami. Mais être le seul à rater LA fille de l’année à cause d’un vampire moisi, ça m’aurait rendu fou.

– En plus, Jean-Lu a eu un super contact avec le patron du pub, reprend Romu en me glissant un sourire entendu.

– Jean-Lu ? Avec le gars du pub ? je fais en leur lançant un regard moqueur plein de sous-entendus.

– Éteins vite cette lueur perverse dans ton regard, soupire Jean-Lu, ou je m’en charge. Écoute plutôt : je lui ai parlé d’Alamanyar et il est partant pour nous laisser la scène un de ces soirs ! Alors, continue-t-il avec un air triomphant, c’est qui le meilleur ?

– Tu veux dire qu’on jouerait devant un public ?

– Un public avec des filles, précise Romu.

– Et tout le monde sait, glousse Jean-Lu, que les filles ne résistent pas aux rock stars !

Rock star. Même si le rock en question est fortement mâtiné de folk avec une bonne couche de médiéval, ces deux mots sonnent comme une promesse.

J’en reste baba. Or, hum, ce n’est pas si fréquent…

– Il a dit quand ? je demande.

– Non, mais on doit y aller après l’heure d’anglais pour laisser une maquette.

Je grimace.

– Ce sera sans moi, les gars. J’ai un cours particulier.

Je déteste mentir, encore plus à mes deux seuls amis, mais que faire d’autre ? Leur annoncer de ma plus belle voix : « Désolé, j’appartiens à une société secrète et je suis tenu de suivre une formation spéciale » ?

Ils me toisent d’un air soupçonneux.

– Ce n’est pas un rendez-vous, hein ? s’assure Jean-Lu.

– Halte aux fantasmes, je me récrie, trop heureux qu’ils puissent se l’imaginer. Je vous promets que j’ai un cours particulier cet après-midi, ça vous va ?

– Ça nous va, confirme Romu au moment où, comme la trompette de la cavalerie, la sonnerie nous rappelle à nos devoirs.

Mais en même temps que je joue le vertueux, le visage d’Ombe s’impose à moi. Je vais la revoir tout à l’heure et j’en ai des frissons dans le dos. Cette pensée, aussi exaltante que déstabilisante, m’accompagne jusque dans la salle de cours.

Je me laisse tomber lourdement sur ma chaise, près de la fenêtre. Romu s’installe à côté. Jean-Lu est juste devant, seul. Ça lui permet de prendre ses aises. Tandis que la prof, surnommée par nos soins Nice-and-pretty (d’autres s’en sortent moins bien, il faut me croire), écrit au tableau, il se retourne pour nous souffler, les yeux pétillants :

– J’adore les cours d’anglais !

Moi aussi. Sans faire de lèche, j’aime bien les cours de langue. On peut dire que c’est mon point fort, avec une prédilection (l’elfique n’étant hélas pas près d’être enseigné à l’école) pour le latin.

Mais aujourd’hui mon esprit est ailleurs. Du côté de l’immeuble de l’Association et du mystérieux inconnu que j’avais aux trousses.

Est-ce que j’ai halluciné ? Non, il s’intéressait à moi, c’est évident.

La question est « Pourquoi ? ».

Même s’il m’arrive d’avoir une assez haute opinion de moi-même (quand je réussis à envoyer une boule de papier dans la corbeille, par exemple), j’ai du mal à croire que cet homme me suivait moi. Je m’explique : moi en tant que moi, Jasper, élève de première d’un niveau moyen plus, joueur de cornemuse (interdiction de rire) au sein du groupe Alamanyar et postulant (au coude-à-coude avec deux autres gars habillés en noir) au titre de plus grand ramasseur de râteaux auprès des filles de la classe. Cet homme aurait pu filer le Jasper fils-de-son-père, dans le but de réclamer une forte rançon qui aurait été payée (pour se débarrasser du problème, bien sûr). Mais l’endroit où j’ai été pris en chasse m’incite à opter pour une autre version : il en avait après Jasper l’Agent stagiaire, recruté par l’Association six mois plus tôt pour son talent dans les pratiques magiques…

C’est étonnant comme la vie bascule parfois sans qu’on s’y attende. Même si « chaque jour est un nouveau jour », ainsi que l’affirme un philosophe médiatisé ou bien une publicité pour un supermarché, je ne sais plus, c’est toujours (et seulement) un événement, fort ou anodin, qui est à l’origine de tout.

Nous nous étions rendus un après-midi, Jean-Lu, Romu et moi, dans l’arrière-salle d’un magasin qui vendait quantité de jeux et parmi eux les jeux de rôle qu’on adore.

Ce jour-là, un maître de plateau renommé, venu spécialement pour l’occasion, animait une partie et on s’est retrouvés en compagnie d’autres passionnés à compulser frénétiquement les cartes et à bouger nos figurines. Je m’étais glissé dans la peau d’un mage et les choses allaient plutôt bien pour moi. Au moment de partir, le meneur de jeu m’a retenu en me posant la main sur l’épaule. Il m’a dit que j’étais doué et il m’a parlé d’un club qui organisait des jeux de rôle grandeur nature. J’étais emballé, bien sûr, et je nous imaginais déjà, Romu, Jean-Lu et moi, courir dans les couloirs d’un château déguisés en chevaliers ! Mais il a douché mon enthousiasme en me demandant de n’en parler à personne. Un club d’élite, réunissant les meilleurs. Seulement les meilleurs.