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Je pense qu’il faut être bon psychologue pour devenir meneur de jeu. En tout cas, il avait mis en plein dans le mille.

Les meilleurs…

Mon éperdu besoin de reconnaissance a lutté un instant contre ma loyauté avant de triompher. Je n’en ai pas touché un mot à mes amis.

Dès le lendemain, j’ai composé le numéro de téléphone que le gars m’avait laissé et on m’a donné rendez-vous dans un café branché, le Mourlevat. Ça m’a rassuré qu’on cherche à me voir dans un lieu public.

Alors j’y suis allé.

À quel moment se situe le fameux événement que j’ai évoqué plus tôt et qui décide d’une vie entière ? La partie ? Ma décision d’appeler ? Celle de me rendre au rendez-vous ? Un peu des trois, je crois.

Le destin n’est que la conjugaison du hasard et de la volonté. On peut souhaiter et guetter toute sa vie une occasion qui ne vient jamais. Inversement, il suffit d’une opportunité qu’on ne saisit pas et on passe à côté de son destin.

Ça fait froid dans le dos.

Dans le cas présent, j’ai eu le bon réflexe. Poussé par la curiosité, je me suis trouvé un beau jour de printemps assis en face de Walter.

Je dois avouer que j’ai d’abord été déçu. Walter est un vieux de cinquante ans. Il est chauve, transpire tout le temps et s’éponge régulièrement le crâne avec un mouchoir dégueulasse. Il a aussi du bide. Bref, l’archétype de celui qu’on ne veut pas du tout devenir plus tard. Il portait une chemise bleue à carreaux qui n’avait sûrement jamais rencontré de fer à repasser et une cravate jaune canari qui avait dû remporter de nombreux prix de ringardise (j’ai compris plus tard, hélas, qu’il avait fait ce jour-là un gros effort vestimentaire…). Mais il émanait de lui une aura qui mettait immédiatement en confiance. Un charisme puissant, détonnant avec son apparence ridicule.

En plus sa voix était chaude et grave, son sourire contagieux.

– J’en sais davantage sur toi que tu l’imagines, a-t-il dit avant de poursuivre, devant ma moue dubitative : tu t’appelles Jasper, tu vis livré à toi-même ou presque dans un appartement trop grand de l’avenue Mauméjean. Tu joues de la cornemuse, tu possèdes un don pour les langues et tu t’adonnes en secret à la pratique de la magie.

Heureusement que j’étais assis parce que j’étais sur le cul.

Je me revois encore, abasourdi, secouant la tête.

– La magie ? Mais que… Comment…

– Rassure-toi, a-t-il continué en s’essuyant le front, ces informations resteront confidentielles, quelle que soit ta décision.

– Ma décision ?

Que ceux qui ont déjà eu l’impression de jouer dans un épisode de la quatrième dimension lèvent le doigt !

– Baisse ton doigt, m’a-t-il dit, ce n’est pas encore le moment des questions. Je vais être le plus clair et le plus concis possible, d’accord ?

J’ai hoché la tête et vidé le verre de Perrier devant moi, tandis que Walter vérifiait que personne ne s’intéressait à notre conversation.

– Je m’occupe d’un organisme dont la plupart des gens ignorent l’existence et qu’on appelle l’Association, m’a-t-il expliqué en baissant la voix.

– Je sais, j’ai répondu, le meneur de jeu m’a averti. Vous faites des jeux de rôle grandeur nature, du genre réaliste, c’est ça ?

Walter a retenu un gloussement.

– C’est un peu ça. Un peu… Ouvre grand tes oreilles et ne perds rien de ce que je vais te dire : les hommes ne sont pas seuls sur terre, ils ne l’ont jamais été. Ils ont simplement oublié. En réalité, de nombreuses Créatures vivent à côté de nous, en marge ou pleinement intégrés, dans les deux cas en toute discrétion.

– Des Créatures ? Du genre quoi, vampires et trolls ?

Je n’ai pu empêcher mon ironie naturelle de reprendre le dessus. Mais mon interlocuteur était tout à fait sérieux.

– Vampires, trolls, loups-garous, gobelins, goules, esprits du feu ou du vent, vouivres et autres monstres de la terre et de l’eau, pour allonger la liste. Au milieu de tout ça, l’Association joue un rôle clé. Elle gère la cohabitation entre le monde de ces Créatures, que nous appelons Anormaux, et celui des humains, plus nombreux, plus vulnérables aussi.

– Les Normaux ? j’ai complété en comprenant qu’il s’agissait d’une vraie conversation.

– Absolument ! Les Normaux. Mais pour réussir ce tour de force, l’Association utilise les ressources d’une troisième catégorie d’individus : les Paranormaux. Des humains dotés d’aptitudes particulières.

– Avec des pouvoirs, c’est ça ? Du genre Spiderman ou Les Quatre Fantastiques ?

Mon cœur battait la chamade. Le sourire de Walter s’est élargi.

– De ce genre-là, oui, mais en moins spectaculaire. Quoique… Bref, l’Association contribue à l’harmonie entre communautés. Par la force s’il le faut. Grâce à nos Agents, parfaitement formés, nous parvenons à maintenir l’équilibre. Nous gérons l’Anormal, turbulent par nature, avec le Paranormal !

J’ai alors posé la question qui me brûlait les lèvres.

– Si vous me dites ça, c’est que vous pensez que… que j’ai des pouvoirs ?

– L’Association a des recruteurs qui sillonnent lieux et manifestations où les talents, je préfère ce terme, sont plus facilement détectables : stades, rencontres sportives, églises, communautés mystiques, tournois et autres cercles de jeux.

– Le maître de plateau, l’autre jour, il travaille pour l’Association ?

– Oui. Il a senti l’énergie que tu dégageais en manipulant ta figurine de sorcier. Il a compris qu’en t’identifiant à ce personnage tu révélais une part cachée de toi-même. La petite enquête que nous avons menée par la suite nous l’a confirmé : tu parviens à dominer les forces qui sont à l’origine de la magie et tu le sais, puisque tu t’amuses à le faire lorsque tu es seul. Avec discrétion, un bon point pour toi !

– Vous êtes allé fouiller chez moi ? je me suis offusqué.

Il m’a arrêté d’un geste autoritaire.

– Tu n’auras pas de réponse à toutes tes questions. Sache seulement que l’Association dispose de moyens importants. Maintenant, qu’en penses-tu ?

– Que je pense quoi de quoi ?

– Eh bien, adhérer à l’Association ! En tant qu’Agent stagiaire, pour commencer. Tu t’engages simplement à accomplir quelques missions simples, à suivre les enseignements dispensés par l’Association et à ne rien révéler à personne. Jamais. En échange, l’Association te permet de cultiver tes talents et te donne les coups de pouce dont tu peux avoir besoin dans ta vie quotidienne.

– Une sorte d’agent secret, hein ? j’ai dit alors que je tremblais d’excitation. Et il n’y a que ces trois contraintes ? Pas de contrat signé avec du sang, pas d’âme vendue au diable, de malédiction ou d’autres trucs du genre ?

Walter a ri franchement, cette fois.

– Non. Juste des règles à observer. Neuf règles. Tu les connaîtras lorsque tu viendras au local pour signer ton contrat.

Il a soupiré.

– Un contrat signé avec ton sang, a-t-il confirmé avant d’éclater de rire. Désolé Jasper, mais pas moyen d’y couper !

Pas moyen d’y couper.

J’ai frissonné.

Walter avait le même sens de l’humour que moi…

3

L’avantage, quand on rêvasse en cours, c’est que les heures passent plus vite. L’inconvénient, c’est quand la prof s’en rend compte.

Nice-and-pretty, plus très « nice » mais « pretty » en diable sous le coup de la colère, a décrété au bout de la première demi-heure :

– Mais vous dormez tous aujourd’hui ! Sortez une feuille : contrôle surprise !

Le genre de mauvaise blague qui a vite fait de déborder au-delà du temps réglementaire. Ce qui explique que, le temps des quelques vannes incontournables avec les potes en sortant, je suis en retard et je cavale comme un fou dans les rues pour ne pas louper le séminaire consacré (je compulse le programme tout en courant) aux trolls, si je déchiffre correctement les instructions codées.