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Rue Hébus. Un institut privé de langue dresse sa façade muette au fond d’une cour.

Je me ramasse la porte en verre avant de me rendre compte qu’elle coulisse toute seule et demande à l’accueil, haletant et me frottant le nez, l’emplacement de la salle numéro treize. L’institut n’appartient pas à l’Association, elle se contente d’y louer un auditorium de temps en temps, selon les besoins de son cycle de formation.

Je grimpe les marches en vitesse.

Salle treize. Devant la porte, un faux balayeur mène une garde vigilante. Je lui montre ma carte d’Agent stagiaire qu’il inspecte sous toutes les coutures. Je prends quelques secondes pour me calmer puis j’entre.

Un coup d’œil suffit à m’apprendre que je suis le dernier. Je baisse les épaules devant l’air réprobateur de l’homme qui se tient debout face à un tableau blanc. Sûrement le spécialiste des trolls. L’Association emploie régulièrement des intervenants extérieurs qui sont des experts dans leur domaine.

Une quinzaine de jeunes gens attend que je m’installe. Des adolescents. La quatrième règle de l’Association le stipule : « L’agent a au moins quinze ans. » Il n’est (heureusement) pas fait mention de l’âge mental.

Je cherche une place des yeux et mon regard croise celui d’Ombe. Le rouge me monte au visage. C’est plus fort que moi, cette fille me met dans tous mes états. Mais présentement, la contraction de ses mâchoires et son expression furieuse m’incitent à trouver refuge à l’autre bout du petit amphithéâtre.

– Bien, commence le spécialiste des trolls avec un fort accent germanique, puisque tout le monde est présent, nous allons commencer.

Je vois nombre de mes camarades s’apprêter à prendre en note les propos de l’expert. Moi je n’écris jamais rien à chaud. J’ai une excellente mémoire. Je laisse décanter les informations et je note les principales plus tard, dans mon Livre des Ombres, le cahier dans lequel un sorcier rapporte son savoir et ses expériences.

Je sors ma bouteille d’eau. Le cours doit durer trois longues heures.

À côté de moi, un blondinet du nom de Jules souligne le mot « Trolls » qu’il a mis en titre. Je lève les yeux au ciel. C’est ça, son pouvoir, fayoter ? Tête de nœud, va. Je connais les autres stagiaires de vue mais je ne sais rien d’eux à part leur nom. Les règles cinq et six y veillent : « L’Agent garde secrète la nature de son travail », « L’Agent ne révèle jamais ses talents particuliers ».

Je me demande souvent quels sont les talents d’Ombe. Charmer les gens ? Non, elle ne fait cet effet-là qu’à moi. J’ai remarqué que les autres essaient plutôt de l’éviter. Tant mieux ! Moins de concurrents… Ce n’est pas la magie non plus, je l’ai déjà vue tisser un sort, c’était lamentable. Alors quoi ? Elle se débrouille bien en sport, c’est certain. Pour le reste, mystère. Ombe la mystérieuse. Moi, j’adore les mystères.

– Les trolls, donc, continue le spécialiste. Qui parmi vous a déjà eu affaire à eux ? En réalité, bien sûr, pas dans les livres !

Personne ne lève la main. Je me retiens in extremis de demander si un homme qui porte des chemises froissées et des cravates immondes peut être considéré comme un troll. L’ambiance n’a pas franchement l’air d’être à la rigolade…

– Pour résumer, reprend-il en dessinant la Créature au tableau, un troll mesure environ deux mètres. Très gros, il est aussi très fort. Capable de vous broyer le genou avec deux doigts. Comme ça : crac.

C’est à ce moment-là seulement que je m’aperçois qu’il boite.

– Est-ce qu’un troll sent mauvais ? demande le blondinet avant de se justifier : j’ai lu une bande dessinée sur les trolls…

C’est bien ma veine. Mon voisin de banc n’est pas seulement un fayot, c’est aussi l’idiot de la classe !

– Non, il ne sent pas mauvais, enfin, pas plus qu’un autre, répond l’expert décontenancé. Il faut savoir que le troll est plutôt solitaire. Sauf au printemps, lorsqu’il est poussé par l’instinct de reproduction. Mieux vaut alors éviter certaines zones rocheuses où il aime se réfugier avec sa compagne.

Des ricanements montent de l’amphithéâtre. Ça devient enfin rock and troll !

– Cela explique, soupire-t-il, qu’on ne rencontre jamais de bandes de trolls comme on rencontre des bandes de Garous.

– Ils parlent ? demande quelqu’un.

– Non seulement ils parlent mais ils parlent bien ! Les trolls sont capables de la plus grande violence, sauvage et destructrice, mais ils adorent philosopher.

On sent l’étonnement dans la salle. Un étonnement que je partage et qui me pousse sottement à lever le doigt. Je dis sottement, car je surprends une moue réprobatrice sur le visage d’Ombe. Tant pis, je me lance.

– Vous êtes ironique, là ? Les trolls, des philosophes ?

– Absolument. Certains ont même le sens de l’humour. Oh, un humour bien à eux mais indéniable. Le troll est un être de contraste, à la fois barbare et raffiné. Ce n’est toutefois pas sa seule particularité.

La vache, il sait jouer avec le suspense !

– Le troll est aussi extrêmement sensible à la magie.

Là, je dresse une oreille attentive.

– Vous avez, je pense, entendu parler de cette pratique qui s’appelle la soumission, dit l’expert en détachant ses mots. Soumettre quelqu’un, humain ou Créature, est un acte magique de haute volée, officiellement interdit, et surtout très difficile à réaliser. Sauf sur les trolls.

J’ai lu quelque part un truc sur la soumission. Il faut d’abord immobiliser la victime dans un pentacle. Par sécurité. Car le sort, complexe, est long à mettre en place.

– Ce n’est pas mon rôle, continue notre formateur, de vous enseigner les pratiques interdites. Mais il est possible que vous soyez un jour confrontés à un troll soumis. Votre seule chance d’en sortir vivant est alors de le libérer, afin de pouvoir entamer avec lui une indispensable négociation. Sous l’emprise d’un maître, il n’a pas de volonté propre et se contente d’obéir. Or un troll est rarement soumis pour s’occuper d’un parterre de fleurs…

– Comment est-ce qu’on libère un troll ? demande une fille que je sais s’appeler Nina, aux cheveux plus rouges qu’une carotte.

– Le moyen le plus noble, dit le spécialiste, consiste à défaire le sort de soumission en empruntant la voie magique. Malheureusement, cela est encore hors de votre portée et le restera longtemps. Théoriquement, on peut aussi tuer le troll. Mais c’est difficile de neutraliser un troll quand on n’est pas soi-même capable de soulever une voiture d’une main ou d’abattre un immeuble à coups de tête… Il reste heureusement la possibilité de tuer celui qui a pratiqué le sort de soumission. La mort du lieur délivre immédiatement le troll.

Pas à notre portée ? Parle pour toi, mou du genou. Moi, je me sens parfaitement capable de délivrer un troll en suivant le chemin des arcanes !

– Et la fuite ? demande le blondinet, plus pâle que le blanc d’un œuf au plat.

– Ce n’est même pas la peine d’y penser, répond l’expert en étouffant une grimace et en se raidissant. Un troll est capable de rattraper un cheval lancé au galop.

Je m’apprête à relever le quota des questions intelligentes quand notre instructeur se tourne vers Ombe. Je remarque alors son iPod, vissé dans les oreilles.

À tous les coups, elle n’a rien écouté. Aïe ! Ça va barder.

– Alors, mademoiselle ?

– Alors quoi ?

Des murmures emplissent l’amphithéâtre. La voix d’Ombe, claire et forte, vient de retentir, teintée d’une rare insolence.