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Dans la clairière de l’Île-aux-Oiseaux où je l’avais tissé, un frêne servait d’antenne pour relayer les énergies du sortilège jusqu’au plan mystique. Je me contenterai cette fois d’un pilier en béton.

Un sort n’étant pas un rituel, personne n’échappera au tracé du pentacle. Je répands donc, autour de moi et autour du pilier, du gros sel puisé dans un bocal en verre (c’est quand même plus sérieux qu’un sachet de sel fin). Le cercle n’a pas besoin d’être parfait. Je l’étaye malgré tout avec un pentagramme (on ne sait jamais, je ne dispose pas d’un troll en appoint). À l’aide de mon athamé (un couteau à double tranchant utilisé pour des pratiques magiques, petit rappel, merci de prendre des notes), je grave plusieurs runes sur le ciment.

L’effort achève de me vider. Je reste à genoux pour ouvrir les bras et prononcer la formule activant le cercle.

Comme à l’hôpital mais avec une puissance accrue, les grains de sel fondent et génèrent une paroi lisse et brillante.

Je mets en route le réchaud à gaz et pose dessus le minuscule chaudron en étain rempli d’eau. J’y jette une poignée d’épines de genévrier, porte d’accès au monde des limbes.

« Maintenant, faire chauffer jusqu’à ébullition ! » L’espace d’un instant, j’imagine une sorte de Maïté coiffée d’un chapeau pointu expliquant devant les caméras de télévision la recette d’un sortilège…

Je tire d’un sac en tissu la tourmaline, particulièrement indiquée pour communiquer avec les présences éthérées. Je la plonge dans l’eau bouillante, sans oublier de changer dans la formulation ce qui doit l’être :

— quen/ tulw& a sen&t anco ava ar sar ilwe: rano)A iml&, anco ava ar sar ilwerano, a ciral lanczl lanczr  )ella, minna hell& asto, a tufal eualtar yuhtala alca aicQ& antany&lQº

« Equen : tulwë a senët ando avëa ar sar ilwerano ! Imlë, ando avëa ar sar ilwerano, a cirai landar pella, minna hellë asto, a tuvëal qualtar yuhtala alca aica ! Hantanyël ! Je dis : pilier, libère la porte de l’au-delà et la pierre arc-en-ciel ! Et vous, porte de l’au-delà et pierre arc-en-ciel, naviguez au-delà des frontières, dans le ciel de poussière, trouvez l’assassin utilisant le cruel rayon de lumière ! Je vous remercie ! »

La fumée au-dessus du chaudron s’épaissit rapidement. Des teintes dorées font leur apparition et colorent le ruban qui prend de la consistance.

Le sortilège s’enroule autour du pilier à la manière d’un lierre puis grimpe jusqu’au plafond, où il disparaît aussi facilement qu’un fantôme traverse un mur.

Combien de temps lui faudra-t-il pour retrouver l’homme au Taser ? Peu importe. Entre fuite éperdue, usage inconsidéré de la sorcellerie et mauvaises nuits, j’ai du sommeil à récupérer… J’éteins donc le gaz, récupère la tourmaline, que j’essuie et range dans le sac des pierres précieuses. Puis, m’adossant au pilier, je sombre aussitôt.

Je suis allongé sur le sol en béton d’un entrepôt, immobilisé par une force puissante. Une odeur de poussière et d’humidité imprègne les lieux.

Mon torse est dénudé. Tracé avec du sang sur ma poitrine, un pentacle me brûle la peau. Je voudrais me relever, effacer frénétiquement les marques douloureuses et fuir loin de cet endroit, mais je n’arrive même pas à bouger la tête.

— Je vais t’arracher le cœur, annonce une voix que je connais bien.

Siyah, le magicien noir, sort des ténèbres en arborant un visage grimaçant. Puis il éclate de rire. Un rire sans joie.

— Œil pour œil ! continue-t-il en pointant du doigt une orbite vide, de laquelle dégouline un répugnant liquide blanc.

— Je vais t’écorcher vif et me faire un manteau avec ta peau ! murmure un vampire à moitié carbonisé en rejoignant le magicien.

— Je vais t’emmener et tu seras mon esclave pour l’éternité, gronde à son tour une ombre démoniaque.

Est-ce que je rêve ? Tout me semble terriblement réel. À commencer par ces créatures, vaincues (écrasées !) par moi au terme d’épuisantes confrontations.

J’essaye de parler. Les mots se bloquent dans ma gorge trop sèche.

— Je… vous… emmerde…

C’est ce qu’Ombe aurait dit à ma place !

Je me réveille la bouche pâteuse. Le grondement des véhicules au loin me parvient étouffé. La cave est plongée dans l’obscurité.

Je me frotte les yeux. Je ressens des courbatures sur l’ensemble de mon corps – les conséquences de la chute, de mon évasion de l’hôpital sur les lignes de fracture de notre monde, de ma séance de magie d’hier soir ?

Une abominable quinte de toux me laisse pantelant. Je cherche la bouteille d’eau à tâtons et avale plusieurs gorgées. Je rallume la bougie. Quel rêve affreux ! J’ai peur de me rendormir. Je n’ai aucune envie de revoir Siyah et ses horribles comparses. Je lutte un moment contre le sommeil, avant qu’un gémissement animal m’arrache définitivement à ma torpeur.

Un ruban de brume mordoré jaillit du plafond et glisse le long du pilier.

Se laisse tomber serait plus exact. Par la barbe de Gandalf (j’ai décidé, à l’unanimité, de renouveler.. mon stock d’expressions) ! il a sacrément morflé. On dirait qu’il a été mordu à plusieurs reprises.

Une substance vaporeuse s’échappe de ses blessures. Le sortilège rase le sol, se tord de douleur, s’enroule autour de mes jambes comme s’il réclamait ma protection.

« La vache ! »

Effectivement… Qui a pu lui infliger ça ? Quel contre-sort s’est acharné sur lui ?

J’ai hésité après le départ de la fumée à briser le cercle devenu inutile. La fatigue m’a incité à remettre cet effort à plus tard. Bien m’en a pris, parce qu’un bruit sourd résonne dans la cave tandis que mon pentacle vibre furieusement.

« La magie, ça craint, je l’ai toujours dit mais personne ne m’écoute. »

C’est pas le moment, Ombe. On essaye de pénétrer mes défenses !

Le ruban brumeux se tasse craintivement derrière moi. De l’autre côté de la paroi, je distingue une forme de la taille d’un gros oiseau. Bien qu’instable, la sombre entité reproduit l’apparence d’un rapace. Lentement, les ailes déployées, lentement, je le vois tournoyer. Un aigle noir. Venu tuer mon serpent doré.

Mon cerveau fonctionne à grande vitesse, essayant d’oublier le mal de crâne qui me taraude et mes cuisantes courbatures. Qu’est-ce qui s’est passé ? La fumée renifleuse s’est lancée sur la piste du meurtrier. Mais quelqu’un l’attendait. Quelqu’un montait la garde dans les limbes et a lâché sur elle un contre-sort. Mon pauvre sortilège s’en est sorti par miracle et, mû par un réflexe dont j’ignorais jusqu’à présent l’existence, s’est précipité à l’abri. À la maison. Près de son maître.

Par chance, l’oiseau des ténèbres n’a pas réussi à le suivre à l’intérieur du cercle. Le chemin était trop étroit…

L’aigle fait plusieurs tentatives pour percer mes défenses, qui semblent (heureusement) trop solides pour lui. Ce contre-sort est sûrement spécialisé dans la chasse aux fouineurs, et non pas dans l’attaque de forteresse. Il suffirait, pour m’en débarrasser, de dissoudre mon propre sortilège. Privé de cible, l’aigle retournerait d’où il vient.

« Alors, tu attends quoi ? D’être mangé tout cru ? »