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Fabio renifle.

— C’est vrai ce que tu dis. Des collègues à toi ont méchamment carbonisé l’un des nôtres, il n’y a pas longtemps. C’était pas beau à voir.

— Ah ? je fais en parvenant miraculeusement à ne pas m’étrangler. Euh, tu es sûr que l’Association est impliquée dans ce… dans cette inadmissible agression ?

— Plutôt deux fois qu’une ! Y avait même un enfoiré de magicien parmi eux.

— Pourquoi tu dis « eux » ?

— Ils étaient quatre pour le maîtriser, pendant que le sorcier faisait ses vilains tours. Tu crois qu’un seul Agent aurait pu venir à bout d’un maître vampire ?

— Sûrement pas ! je m’empresse de dire. Enfin, pour en revenir à notre affaire, tu reconnaîtras que j’ai quand même agi avec une certaine courtoisie.

Il me toise, brusquement suspicieux.

— Et alors ?

— Alors, tu as une dette envers moi.

« Bravo, Jasp ! Ça c’est direct ! Du beau travail. C’est simple, je n’aurais pas fait mieux…

— Merci ! Mais, au fait… depuis quand tu m’appelles Jasp ?

— Depuis que j’ai remarqué que ça te faisait enrager ! »

Fabio manque de s’étrangler.

— Une dette ? Pour m’avoir enfermé dans une cave ? Pour m’avoir piqué les bijoux ? Ça va pas, non ! Si tu n’es pas mandaté par l’Association, fiche le camp. Dégage !

« Ah. C’est ce qui s’appelle faire un bide ! Dommage. Ça partait bien, pourtant. »

— J’ai besoin d’un service, je m’obstine en lançant intérieurement un regard noir à Ombe. Et tu me le rendras, de gré ou de force.

— Tu comptes me tabasser jusqu’à ce que j’accepte ? ironise le vampire qui sait parfaitement que je ne tiendrais pas un dixième de round contre lui, même s’il se battait à genoux et sans bras.

— Non. Je crois beaucoup plus efficace de te brûler comme je l’ai fait pour Séverin.

Ses yeux, d’abord incrédules, s’arrondissent de surprise.

— Comment tu sais qu’il s’appelle Séverin ?

— Je viens de te le dire : c’est moi qui l’ai cramé. Et j’étais tout seul. Ton maître vampire est un menteur.

Il hésite, avant de lancer d’une voix mal assurée :

— Qui me dit que c’est pas toi, le menteur ?

— Tu as raison. C’est raisonnable de ne pas croire aveuglément ce que racontent les gens. Je vais donc te faire une petite démonstration…

Joignant le geste à la parole, j’ouvre mon sac en grand et je farfouille à l’intérieur.

J’entends mon vampire qui déglutit.

— Tout compte fait, c’est peut-être toi, le magicien brûleur de vampires, reconnaît-il précipitamment. Tu me disais, à l’instant, que je pouvais t’aider ?

— J’ai dit ça, vraiment ? Je ne me rappelle plus. Revenons plutôt à cette démonstration…

— Un service ! Je peux te rendre un service ! C’est ce que tu disais, non ?

— Un service, je répète en faisant semblant de réfléchir. Ça y est, je me souviens ! Bah, ce n’est pas grand-chose. Je ne suis même pas sûr d’avoir besoin de toi pour ça. Je cherche tout simplement une goule.

— Une… goule ?

L’expression de dégoût affichée par Fabio me convainc de deux choses : 1. il en connaît une ; 2. elle acceptera volontiers le casse-croûte particulier que je trimballe avec moi.

— N’importe quelle goule, je confirme.

— Les goules sont dangereuses…

— Ne joue pas les grandes goules… euh, les grandes gueules avec moi, je le coupe sèchement. Tous les Anormaux sont dangereux. Potentiellement, en tout cas.

— Les Normaux aussi, rétorque Fabio piqué au vif.

— Je te l’accorde. Mais on s’éloigne du sujet. Alors cette goule ? Tu en connais une, oui ou non ? Et attention, je n’ai pas dit poule !

— Oui, je connais une goule. Seulement, t’expliquer où elle se cache serait trop long. Le plus simple, c’est que je te conduise. Je mets juste une condition à ce service : après ça, tu m’oublies. Définitivement.

— Tu te crois en mesure d’avoir des exigences ? je réponds en plissant les yeux. D’accord, j’accepte, mais c’est parce que je t’aime bien. Et pas de coup fourré, hein, Fabio ?

— Pas de coup fourré, soupire-t-il en récupérant ses vêtements sur le fauteuil et en se dirigeant vers la salle de bains.

« Tu as été épatant, Jasp.

— Merci. Et arrête de m’appeler Jasp ! Le seul qui a le droit de le faire, c’est Jean-Lu, parce que en retour je peux le traiter de gros.

— Si tu essayes de m’appeler la grosse, je t’en colle une, Jasper.

— Ben voilà, c’est mieux comme ça ! »

Après s’être habillé, Fabio a plaqué sur son visage un air renfrogné qu’il ne semble pas pressé de quitter.

Tandis que nous marchons à grands pas dans les rues ténébreuses, humides d’une pluie fine et prégnante, je me remémore ce que je sais des goules.

Les goules sont capables de changer de forme. Elles prennent le plus souvent l’apparence d’une femme (vieille de préférence), voire d’une hyène ou d’un chien galeux, mais elles restent reconnaissables à leurs pics fourchus. Leur truc, c’est la viande en décomposition. C’est pour ça qu’elles fréquentent les cimetières. Elles possèdent aussi le pouvoir de paralysie. Beaucoup plus intéressant pour moi : ces nécrophages sont capables de lire dans leur « repas » les souvenirs du défunt. Et de les restituer (les souvenirs… re-re-beurk !), si on est assez convaincant. Heureusement, entre ma sieste et la seconde douche, j’ai eu le temps de préparer un petit quelque chose qui devrait rendre l’amie de Fabio coopérative…

— C’est encore loin ? je demande, transi, les épaules et les bras sciés par mes sacs.

— On arrive.

J’ai posé la question en devinant la réponse ; ça fait cinq minutes qu’on longe le mur du cimetière Romero.

— Tiens, elle se cache ici.

Fabio n’a pas dit « habite » et pour cause : nous venons d’entrer dans le cimetière, encore ouvert malgré l’heure tardive (quoiqu’il m’ait semblé que Fabio forçait sur la poignée de la grille).

Le vampire désigne un caveau, blanc à l’origine, couvert de déjections de pigeon. Une volée de marches mène à une porte en bois. Sur le fronton, un nom à moitié effacé : Famille Charrane. À mon humble avis, elle squatte.

Mon guide tape à la porte et entre sans attendre de réponse.

Contrairement à ce que j’avais imaginé, la pièce n’est pas plongée dans le noir. Des bougies, plantées anarchiquement sur les dalles du sol et les aspérités du mur, projettent leur lueur changeante.

Accroupie dans un coin, les bras autour des genoux, une vieille femme en haillons nous observe d’un regard brillant. Je ne peux m’empêcher de frissonner. Ses cheveux sont longs, gris et emmêlés, sa peau parcheminée, son corps osseux. Je remarque aussitôt ses pieds, ou plutôt son absence de pieds ; à la place, deux moignons formant une fourche, recouverts de corne.

« Elle ne doit pas aller souvent chez l’esthéticienne, celle-là !

— Ombe, c’est une goule, tu sais, celle dont la lèvre jamais ne se sèvre du sang noir des morts

— Waouh ! Jasper le poète !

— C’est pas moi, fille inculte, c’est Victor Hugo.

— Peuh ! Ça aurait très bien pu être de toi.

— Ben, c’est gentil en tout cas. Désolé pour le « fille inculte ».

— C’est pas grave, Jasp… euh, Jasper, tu es sous pression ! »