De Genève, Malko avait retenu des chambres. Le directeur, Suisse blond et charmant, les pilota dans un dédale de galeries. Les chambres avec air conditionné étaient agréablement décorées. Sous le lit de Malko, il y avait bien une souris morte, mais le directeur lui jura qu’elles venaient rarement mourir dans cette chambre-là. Généralement, elles expiraient dans les chambres du personnel. Trempé de sueur, imprégné de poussière, Malko se précipita sous une douche. Ses yeux dorés viraient au rouge, de fatigue. Depuis qu’ils avaient quitté New York, ils n’avaient jamais dormi plus de cinq heures par nuit. C’était une véritable course contre la montre pour retrouver Kitty avant que ses ravisseurs ne la torturent un peu plus. Avant aussi l’annonce officielle de la mort de Hillman. Se sachant traqué, il y avait alors beaucoup de chances pour que l’émir la fasse disparaître.
Changé, propre, ayant revêtu un de ses impeccables complets d’alpaga bleu nuit, Malko mit sur le bureau la photo panoramique représentant son château et convoqua les gorilles pour un briefing devant une carte du pays.
À dix kilomètres de l’hôtel, il y avait un petit village, Porto-Giro, centre de tourisme. La propriété personnelle de l’émir Katar était un peu plus loin, au nord.
— Allons faire un tour avant qu’il fasse nuit, proposa Malko. Nous n’avons pas de temps à perdre.
Un quart d’heure plus tard, après des lacets vertigineux, ils débarquaient sur une placette ravissante bordée de boutiques de luxe vendant tout au poids de l’or. Elles avaient peu de clients et se rattrapaient comme elles pouvaient. Des groupes de touristes anglais, italiens et français baguenaudaient. Un peu plus bas, il y avait un petit port tout neuf, plein de yachts. Vraiment une vision rassurante et gaie. Pourtant, si le docteur Weisthor n’avait pas menti, Kitty Hillman se trouvait à quelques kilomètres, torturée et mutilée. Mêlés aux touristes, Chris et Malko descendirent par un étroit sentier puis par un pont enjambant un canal jusqu’au port. Milton était resté en haut, à la terrasse d’un café, à tout hasard. Deux douzaines de très beaux yachts, dont un superbe trois-mâts, La Croix-du-Sud, étaient à quai. Malko s’approcha d’un marin qui traînait près du poste d’essence et demanda :
— Où est le bateau de l’émir ?
L’homme désigna de la tête un gros cabin-cruiser bardé d’antennes, amarré au quai, le Basra.
Il n’y avait aucun signe de vie à bord et la passerelle était relevée. Malko et Chris s’arrêtèrent un peu plus loin pour l’observer. Deux jeunes filles d’allure Scandinave en short ultra-court, moulant des fesses rondes, les mêmes cheveux blonds sur les épaules, la poitrine sans soutien-gorge, traînaient lentement le long des bateaux. Elles se firent héler par un gros homme en chemise hawaïenne du pont d’un ketch. Au bout de cinq minutes de discussion, ponctuée d’éclats de rire, elles franchirent la coupée… et s’installèrent sur le pont, autour d’une table chargée de verres.
Chris Jones regardait tout cela avec ébahissement. Il n’avait jamais vu autant de yachts privés.
— Eh ! oui ! fit Malko. C’est ce qu’on appelle la dolce vita. Nous ne trouverons rien ici. Il faut aller voir où demeure l’émir. Kitty n’est certainement pas sur le bateau.
Ils rejoignirent Milton Brabeck plongé dans la contemplation des mini-jupes et des maillots microscopiques. C’était à qui porterait les lunettes les plus énormes et le maillot le plus petit. Cerné par les seins et les fesses bronzées, le gorille commençait à se poser des questions sur la civilisation occidentale.
— On se croirait à Saint-Tropez, soupira Milton avec un mélange de nostalgie et de dégoût, mais où la nostalgie l’emportait nettement. De nouveau, ce fut l’escalade des collines desséchées. Peu après le village, ils quittèrent la route goudronnée pour un chemin de terre qui les mena au sommet d’une colline, couverte d’énormes rochers. La Fiat 2300 cahotait et cognait, heurtant d’énormes pierres, tombant dans des ornières, au milieu d’un nuage de poussière. En sueur, Malko stoppa enfin sur un petit rond-point désert dominant tout le paysage. Ils avaient une vue splendide, avec à gauche une baie très découpée où la côte rocheuse s’abaissait jusqu’à former d’étroites plages. Plusieurs bâtiments blancs, éblouissants sous le soleil, étaient groupés autour de la plus grande des criques, où un wharf en bois permettait d’accoster. Derrière, un désert pierreux montait en pente douce jusqu’aux premiers contreforts de la montagne.
— C’est là qu’habite l’émir, annonça Malko.
Les deux gorilles descendirent de la Fiat, de la sueur plein les yeux. Malko prit une paire de jumelles dans la voiture et les braqua sur les maisons. C’était peu encourageant. Du côté mer, le seul accès était le wharf. De part et d’autre, les rochers tombaient à pic dans l’eau. D’où il était, Malko pouvait voir deux sentinelles en uniforme qui gardaient l’extrémité. Ils faisaient partie de la garde personnelle de l’émir, composée à moitié de Sardes, à moitié d’Arabes, tous armés et revêtus d’une tenue paramilitaire, grâce à un arrangement avec les carabiniers. L’ensemble se composait d’une dizaine de bungalows plats, ceux du Prince en arrière des autres réservés aux invités de marque de la Costa Luminosa. Un grand patio, agrémenté d’une piscine, large de près de trente mètres, délimitait la partie secrète des appartements de l’émir Katar. Des gardes en interdisaient l’accès à quiconque. L’émir avait, paraît-il, installé fastueusement ce domaine où il donnait de temps à autre des fêtes grandioses pour les milliardaires de la Café Society. Une certaine année, Frank Sinatra s’était beaucoup fait remarquer en débarquant d’hélicoptère directement dans la piscine. Bien entendu, la propriété était protégée par l’immunité diplomatique, tout comme Son Excellence Abdullah Al Salind Katar lui-même. L’air chaud dessinait des formes étranges dans les jumelles. À part le grincement des grillons, le silence était absolu. Tout semblait calme et paisible chez l’émir. Personne en vue, à part les gardes écrasés de chaleur. C’était l’heure de la sieste.
Malko mit ses jumelles au point et aperçut, gardant le patio, un garde arabe assis sur un banc, les jambes relevées, un fusil à la main, regardant avec ennui l’eau immobile de la piscine. Kitty Hillman se trouvait quelque part de l’autre côté du garde, inaccessible. Il abaissa les jumelles, plutôt découragé, essuya la sueur sur son front et croisa le regard de Chris. Il faisait une température d’enfer sur cette colline. Un serpent fila entre les rochers.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Milton. Si on reste ici on mourra carbonisés.
Chris Jones clignait des yeux ; il remarqua :
— C’est impossible de se faufiler de jour. Il faut y aller la nuit, neutraliser les gardes et chercher la petite.
Malko remit ses lunettes et répliqua :
— Impossible. L’attaque d’une propriété privée à main armée, c’est un délit assez sérieux dans les pays civilisés. Et en plus, nous sommes dans une île. N’oubliez pas que notre histoire ne regarde pas les Italiens et notre appartenance à la C.I.A. ne nous met pas à l’abri des lois. Si les carabiniers prennent parti ce sera contre nous.
— Mais enfin, grogna Chris, le kidnapping, c’est un crime dans tous les pays. Et la petite est là-bas, non ?
— Le temps qu’on alerte officiellement les autorités, conclut Malko, l’émir a cinquante fois le temps de la faire disparaître. En admettant que les Italiens nous croient. Et rien n’est moins sûr. Cette affaire est trop secrète et trop gênante pour que le Gouvernement intervienne. Au moment où les Anglais découvrent que l’un des chefs de leur M.I. 5 était un agent double, il n’est peut-être pas indispensable de jeter la suspicion sur la C.I.A.