— Le seul conseil que je puisse vous donner, Carole, c’est de ne pas aller dans ce costume, traîner du côté des gardes arabes.
Elle roucoula :
— J’espère que j’aurai un cavalier pour me protéger.
— Je n’en doute pas.
Cette soirée, il fallait qu’il y aille. C’était sans doute une occasion unique de pénétrer dans le sanctuaire et de sauver Kitty. Mais pour l’instant, il ne voyait pas très bien comment. Pour gagner du temps, il s’assit sur le lit, à côté du « costume ».
— Je suppose que l’émir va accueillir tous ses invités, demanda-t-il. Il sera aussi déguisé ?
Carole secoua la tête et expliqua :
— Ce n’est pas une soirée normale. C’est une soirée psychadélique. C’est moi qui accueille les invités. L’émir ne viendra que plus tard.
— Pourquoi vous ?
— Parce que je connais tous le monde, fit Carole avec simplicité. C’est moi qui ai fait toutes les invitations anglaises de l’émir. Lui se perd dans les noms européens. Il m’est facile de rajouter votre nom. Et votre titre. L’émir sera ravi. Il est très snob comme tous les Arabes. Ça, c’était le côté « armée des Indes ».
Malko était salement coincé. Il protesta :
— Je ne suis pas très mondain, vous savez. Et d’ailleurs, je n’ai pas envie de connaître cet émir ni de le remercier. Je suis un peu raciste, vous voyez…
— Ah !
Carole ne fut pas choquée le moins du monde. L’Angleterre est le pays de la liberté. Elle s’assit sur le lit à côté de Malko pour mieux réfléchir.
— Je sais ! fit-elle soudain. Vous allez venir incognito.
— Incognito ?
— Oui, c’est très facile, puisque c’est moi qui filtre les gens à l’entrée. Je vous laisserai entrer et le tour sera joué. Vous n’aurez même pas à parler à l’émir car il y a plus de deux cents personnes. Puisqu’il ne vous connaît pas et que vous ne le connaissez pas…
C’était lumineux, à ce détail près qu’il le connaissait. Malko protesta mollement, pour la forme :
— Mais je ne connais personne…
Carole le foudroya de ses beaux yeux bleus.
— Vous me connaissez, moi. Je ne passerai pas toute la soirée à la porte. J’espère que vous me ferez danser. J’ai follement envie de m’amuser, ajouta-t-elle d’un ton nostalgique. Je viens de rompre mes fiançailles.
— Ah ! je suis désolé ! fit Malko poliment. Pourquoi donc ?
— Ce garçon voulait m’enfermer dans une ferme du Sussex pour le restant de mes jours, fit Carole. En plus, je le soupçonnais d’être pédéraste.
— Ce sont deux vices rédhibitoires, dit Malko sentencieusement.
— La campagne à haute dose, c’est insupportable, conclut Carole. Alors, c’est entendu, je vous attends demain soir, chez l’émir. Vous me reconnaîtrez ?
— Je pense, dit Malko.
Cela se présentait bien. Il n’aurait pas deux fois une occasion pareille. Dommage que les gorilles ne participent pas à l’invitation. Il se leva, imité de Carole. Le sommet de son crâne arrivait au niveau de ses yeux. Mais elle était très belle. Il lui baisa la main cérémonieusement.
— Je vous dis donc à demain.
— Mais pas du tout, protesta-t-elle. Venez boire un verre chez Pedro, ce soir, vers minuit, c’est le seul endroit amusant de l’île. Demandez, tout le monde connaît. Je vous attends. Maintenant, sauvez-vous, je vais me changer.
Il ferma la porte au moment où elle défaisait son chemisier et il eut le temps d’apercevoir la courbe ronde d’un sein. Le moins drôle, c’était d’avoir à partager la chambre des deux gorilles.
Étendu au bord de la piscine de l’hôtel, Malko se laissait aller à l’optimisme. Si tout se passait bien, demain il aurait récupéré Kitty. Il regrettait maintenant d’avoir rendu visite à l’émir, mais on ne peut pas tout prévoir. L’arrivée de Carole était plutôt providentielle. Sur les chaises longues voisines, Chris et Milton faisaient grise mine. Ils grillaient d’envie de donner l’assaut au domaine de l’émir et accessoirement de faire quelques trous dans la peau d’Abdullah Al Salind Katar. Malko avait eu beaucoup de mal à leur expliquer que sa méthode était la meilleure ; que la Sardaigne, c’était quand même en Europe et que, s’il fallait trois jours pour téléphoner à New York, il y avait des carabiniers en pagaille.
Le mieux était de faire le mort jusqu’au lendemain. Malheureusement, la piscine avait été envahie par une famille nombreuse italienne, avec un père qui passait son temps à lancer sa progéniture à travers la piscine, en les encourageant de hurlements en napolitain. Malko était en passe de demander à Chris d’aller en étrangler au moins un subrepticement lorsqu’un Italien en veste blanche comme le personnel de l’hôtel se pencha respectueusement sur lui :
— Signor, la direction de l’hôtel vous offre pour le premier jour de votre séjour ici une promenade en ski nautique. Si cela vous tente… Malko leva la tête, intéressé. La baie de La Cala di Volpe était lisse comme la main et le soleil brûlant. Il se tourna vers les gorilles :
— Cela vous dit, le ski nautique ?
Deux grognements et il n’insista pas. Milton et Chris éprouvaient la plus grande méfiance pour les mers qui n’étaient pas américaines.
— D’accord, dit Malko. Où est le bateau ?
— Là-bas, au bout du wharf, dit le garçon.
Respectueusement, il guida Malko jusqu’à un Riva flambant neuf, marchant à trois mètres devant lui.
Il y avait deux hommes dans le canot à moteur, très maigres qui tournaient tous les deux le dos à Malko. Celui qui était venu le chercher lui tendit un ski de mono, et demanda :
— Le signor veut-il chausser ici ? Aujourd’hui la mer est très calme. Malko se laissa tomber dans l’eau tiède. Il enfonça jusqu’aux chevilles dans le fond de vase. Beh !…
Rapidement, il chaussa et donna le signal du départ. Le canot était puissant et il sortit de l’eau immédiatement. C’était une sensation délicieuse de se sentir glisser sur l’eau à toute vitesse. L’hôtel s’éloignait rapidement. Ils passèrent près du yacht de lady Docker ancré au milieu de La Cala di Volpe, puis frôlèrent un gros cabin-cruiser d’où trois filles à moitié nues lui adressèrent des signes joyeux. L’une d’elles, la poitrine à l’air, resta à genoux jusqu’à ce qu’il se fût éloigné, agitant un foulard. Charmant pays.
Pour quelques minutes, Malko décida d’oublier la C.I.A. et Kitty. Le vent lui fouettait le visage et le corps, l’eau était merveilleusement limpide, il slalomait franchissant le sillage du Riva dans des gerbes d’écume. Divin.
Le canot, sorti de la baie, vira légèrement à droite, puis fila directement sur le large. Il y avait à peine quelques vaguelettes. Malko se régalait. Pendant un quart d’heure, il ne ressentit aucune fatigue. Puis, brusquement, une crampe commença à s’emparer de son pied droit. Manque d’entraînement. Il s’accroupit un moment pour la faire passer. En vain. De plus, la mer devenait un peu plus agitée. Ils avaient parcouru plus de deux kilomètres. La côte n’était plus qu’une ligne marron et escarpée.
De la main gauche, Malko fit un grand geste, en direction du bateau, signifiant qu’il voulait s’arrêter. Mais le second marin, qui normalement aurait dû veiller sur lui, ne regardait pas. Aussi joua-t-il au sémaphore en vain pendant deux ou trois minutes. Puis, las de gesticuler, il lâcha la corde et se laissa tomber dans l’eau. Quand ils verraient qu’il ne suivait plus, ils s’arrêteraient bien. Les Italiens étaient d’une paresse !
Effectivement, lorsqu’il remonta à la surface, il vit le Riva faire demi-tour, et revenir sur lui. Poussant son ski, il était allongé dans l’eau, battant doucement des pieds pour avancer un peu. Son cerveau était agréablement vide et le soleil avait séché ses épaules en quelques secondes.