Tétanisé, le pédéraste poussa un long hurlement, trembla sur place, comme si du plomb bouillant les avait unis à jamais. La fille avait laissé retomber les bras et son corps était tendu en arc de cercle, mais son visage n’avait pas changé d’expression.
Des applaudissements éclatèrent partout à la fois. Le couple se dénoua et un mince sourire apparut enfin sur le visage de la fille. Elle se sépara de son cavalier. L’œil avait fondu. Tout barbouillé par la transpiration des deux corps, il n’était plus qu’un magma de peinture sans forme. Malko se secoua. Charmante soirée. Et on n’en était qu’au début. Son déguisement commençait à lui tenir horriblement chaud. Les deux Arabes le regardèrent avec méfiance. L’un d’eux, le plus lettré, articula péniblement :
— Your card, sir ?
Carole était à un mètre, derrière une petite table couverte de listes et de cartes. Il y avait déjà une bonne centaine de personnes.
— Carole ! appela Malko.
La jeune fille leva la tête, et dévisagea l’étrange apparition. On aurait dit la momie de Toutankhamon. Chris Jones, promu maquilleur, n’avait pas lésiné sur les bandelettes achetées à la pharmacie de Porto-Giro. Il avait absolument tenu à ce que Malko emporte son pistolet extra-plat. Mais il fallait une petite demi-heure pour le récupérer et dévider deux ou trois cents mètres de bandelettes. Malko, ne gardant qu’un slip et une large ceinture pour dissimuler la forme du pistolet, s’était entièrement emmailloté de bandelettes, de la tête aux pieds, comme l’Homme Invisible de H.G. Wells. Seuls deux trous pour les yeux, un pour la bouche et un pour le nez rappelaient qu’il n’était pas un fantôme.
— C’est moi, répéta Malko.
Carole prit une petite lampe électrique posée sur la table devant elle et la braqua sur la momie. Dans les deux trous des yeux, elle vit briller le regard doré. Aussitôt, elle pouffa de rire.
— Laissez-le entrer, dit-elle aux Arabes.
Ceux-ci s’écartèrent et Malko put s’approcher de Carole. Son déguisement lui permit de l’admirer un instant, discrètement. Comme elle le lui avait dit, elle ne portait qu’un soutien-gorge et un slip de dentelle noire, avec une large ceinture de cuir, très bas sur le ventre et de hautes bottes de cuir marron montant à mi-cuisse. En dépit de ses problèmes, Malko sentit se réveiller en lui, le démon de la chair. Il avait rarement vu une femelle aussi appétissante. Il dut en transparaître quelque chose dans son regard car Carole rougit en s’excusant :
— L’émir a voulu que toutes les femmes soient très sexy, ce soir. Malko s’inclina :
— Le résultat dépasse les espérances…
Ce fut Carole qui dut se pencher pour que ses bandages effleurent ses lèvres. Avec le chignon de cheveux blonds, elle ne faisait pas loin de deux mètres.
L’Annapurna en moins rocailleux…
— Entrez vite, dit-elle, l’émir serait furieux s’il savait que j’ai invité quelqu’un qu’il ne connaît pas.
Malko ne se le fit pas dire deux fois. Une fois à l’intérieur il était relativement en sécurité. L’émir ne pouvait pas savoir qu’il connaissait Carole et tous les invités étaient triés sur le volet. Son déguisement le mettait à l’abri des mauvaises rencontres. Il fonçait déjà vers l’immense buffet de l’autre côté de la piscine quand il fut happé par un avorton, le seul présent à être habillé normalement qui se tenait derrière Carole.
— Vous êtes maquillé ?
— Vous trouvez que cela ne suffit pas ? Le petit Sarde secoua la tête :
— Il faut vous maquiller. L’émir le désire. Asseyez-vous sur cette chaise.
Malko s’exécuta. L’autre avait disposé sur une petite table une douzaine de bombes à main pour faire des raccords de peinture sur les voitures.
Il en brandit une dans chaque main et commença à asperger les bandelettes de Malko.
En dix secondes, celui-ci ressemblait à une palette de peinture. Le Sarde stoppa et regarda son œuvre d’un œil satisfait.
— Molto bene, signor. C’est dix mille lires.
On se demandait vraiment pourquoi les carabiniers tendaient chaque nuit des barrages sur les routes pour attraper les bandits sardes. Il y a longtemps que ceux-ci n’étaient plus dans leurs maquis… Heureusement que Malko avait glissé quelques billets entre deux bandelettes : il paya et cette fois se fondit dans la foule. Personne ne semblait prêter une attention particulière à son déguisement. La plupart des hommes portaient des Tee-shirts barbouillés de peinture, avec des pantalons.
Et toutes les femmes étaient nues. Ou du moins, elles le paraissaient. Beaucoup avaient des collants couleur chair et des bottes. Plusieurs portaient la même tenue que Carole : slip et soutien-gorge noirs, grosse ceinture de cuir et bottes… De quoi faire faire des heures supplémentaires à Freud.
En s’éloignant du buffet, un verre de vodka à la main, Malko aperçut soudain l’émir Katar.
Escorté de son géant café au lait, et de l’ineffable Hussein, le dépliant publicitaire vivant, il se tenait debout près des musiciens, un verre de cristal à la main. Lui aussi avait peinturluré son visage et sa chemise ornée de dentelle blanche. Ses traits mous ressortaient désagréablement sous l’éclat brutal des projecteurs de l’orchestre. À ses côtés se tenait une des plus belles filles que Malko ait jamais vues. Des yeux clairs et immenses, un ovale parfait, une longue chevelure noire et des jambes interminables moulées par des bottes de daim collantes s’arrêtant au-dessus du genou.
Elle n’avait pas de soutien-gorge : simplement une bavette de bébé attachée autour du cou. D’où il était, Malko pouvait parfaitement apercevoir sa poitrine, en profil perdu. Ce qui ne semblait nullement la gêner.
L’émir posa son verre, enlaça la belle inconnue de la main gauche, les doigts emprisonnant tout le sein sous la bavette et tourna la tête dans la direction de Malko. Son regard se posa sur les bandelettes et il daigna sourire.
Malko éprouva une sensation désagréable. Était-ce de la curiosité ou l’émir éprouvait-il un soupçon quelconque ? Pour se donner une contenance, il chercha Carole des yeux. Elle n’était plus à la porte gardée par les deux cerbères arabes. Il l’aperçut au milieu d’un groupe qui évoquait assez bien une explosion dans une usine de peinture. L’orchestre anglais jouait à tue-tête, éclairé par des projecteurs de toutes les couleurs placés dans les arcades du patio. Dans un coin, le grand pédéraste buvait de la sangria à la louche, effondré comme une araignée désarticulée, mais une douzaine de couples mimaient l’amour sans aucune honte. Partout les gens buvaient, flirtaient. Malko croisa un invité qui portait un pot de chambre sur la tête. Follement « in ».
Il avait peine à croire que cette réunion de snobs dingues fût un dangereux repaire d’espions. Et pourtant, il était en danger. Il n’avait encore vu aucun des gardes à mitraillettes qui devaient se tenir dans l’ombre.
Chris et Milton étaient à cinq cents mètres à vol d’oiseau, dans le Donzi, ancré derrière un rocher de la baie. Joe Litton avait tenu parole et prévenu son marin. Mais que pouvaient-ils faire ? Une fille très saoule bouscula ses réflexions :
— Oh ! une momie ! gloussa-t-elle.
Aussitôt, elle enlaça Malko et le traîna sur la piste. Luxe suprême, elle portait en tout et pour tout une robe en plastique transparent bordée de vison au cou et dans le bas. Avec un minuscule slip blanc. Et elle puait le whisky comme un alambic. Jetant ses bras autour du cou de Malko, elle se colla énergiquement contre lui et murmura à son oreille :