En de magnifiques pages il avait exposé ces amours hybrides, exaspérées par l'impuissance où elles sont de se combler, ces dangereux mensonges des stupéfiants et des toxiques appelés à l'aide pour endormir la souffrance et mater l'ennui. À une époque où la littérature attribuait presque exclusivement la douleur de vivre aux malchances d'un amour méconnu ou aux jalousies de l'adultère, il avait négligé ces maladies infantiles et sondé ces plaies plus incurables, plus vivaces, plus profondes, qui sont creusées par la satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmes en ruine que le présent torture, que le passé répugne, que l'avenir effraye et désespère.
Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers ne servait plus qu'à peindre l'aspect extérieur des êtres et des choses, était parvenu à exprimer l'inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue, qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d'expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes.
Après Baudelaire le nombre était assez restreint, des livres français rangés sur ses rayons. Il était assurément insensible aux oeuvres sur lesquelles il est d'un goût adroit de se pâmer. Le grand rire de Rabelais et le solide comique de Molière ne réussissaient pas à le dérider, et son antipathie envers ces farces allait même assez loin pour qu'il ne craignît pas de les assimiler, au point de vue de l'art, à ces parades des bobèches qui aident à la joie des foires.
En fait de poésies anciennes, il ne lisait guère que Villon, dont les mélancoliques ballades le touchaient et, çà et là, quelques morceaux de d'Aubigné qui lui fouettaient le sang avec les incroyables virulences de leurs apostrophes et de leurs anathèmes.
En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et de Rousseau, voire même de Diderot, dont les «Salons» tant vantés lui paraissaient singulièrement remplis de fadaises morales et d'aspirations jobardes; en haine de tous ces fatras, il se confinait presque exclusivement dans la lecture de l'éloquence chrétienne, dans la lecture de Bourdaloue et de Bossuet dont les périodes sonores et parées lui imposaient; mais, de préférence encore, il savourait ces moelles condensées en de sévères et fortes phrases, telles que les façonnèrent Nicole, dans ses pensées, et surtout Pascal dont l'austère pessimisme, dont la douloureuse attrition lui allaient au coeur.
À part ces quelques livres, la littérature française commençait, dans sa bibliothèque, avec le siècle.
Elle se divisait en deux groupes: l'un comprenait la littérature ordinaire, profane; l'autre la littérature catholique, une littérature spéciale, à peu près inconnue, divulguée pourtant par de séculaires et d'immenses maisons de librairie, aux quatre coins du monde.
Il avait eu le courage d'errer parmi ces cryptes, et, ainsi que dans l'art séculier, il avait découvert, sous un gigantesque amas d'insipidités, quelques oeuvres écrites par de vrais maîtres.
Le caractère distinctif de cette littérature, c'était la constante immuabilité de ses idées et de sa langue; de même que l'Église avait perpétué la forme primordiale des objets saints, de même aussi, elle avait gardé les reliques de ses dogmes et pieusement conservé la châsse qui les enfermait, la langue oratoire du grand siècle. Ainsi que le déclarait même l'un de ses écrivains, Ozanam, le style chrétien n'avait que faire de la langue de Rousseau; il devait exclusivement se servir du dialecte employé par Bourdaloue et par Bossuet.
En dépit de cette affirmation, l'Église, plus tolérante, fermait les yeux sur certaines expressions, sur certaines tournures empruntées à la langue laïque du même siècle, et l'idiome catholique s'était un peu dégorgé de ses phrases massives, alourdies, chez Bossuet surtout, par la longueur de ces incidentes et par le pénible ralliement de ses pronoms; mais là s'étaient bornées les concessions, et d'autres n'eussent sans doute mené à rien, car, ainsi délestée, cette prose pouvait suffire aux sujets restreints que l'Église se condamnait à traiter.
Incapable de s'attaquer à la vie contemporaine, de rendre visible et palpable l'aspect le plus simple des êtres et des choses, inapte à expliquer les ruses compliquées d'une cervelle indifférente à l'état de grâce, cette langue excellait cependant aux sujets abstraits; utile dans la discussion d'une controverse, dans la démonstration d'une théorie, dans l'incertitude d'un commentaire, elle avait, plus que toute autre aussi, l'autorité nécessaire pour affirmer, sans discussion, la valeur d'une doctrine.
Malheureusement, là comme partout, une innombrable armée de cuistres avait envahi le sanctuaire et sali par son ignorance et son manque de talent, sa tenue rigide et noble; pour comble de malchance, des dévotes s'en étaient mêlées et de maladroites sacristies et d'imprudents salons avaient exalté ainsi que des oeuvres de génie, les misérables bavardages de ces femmes.
Des Esseintes avait eu la curiosité de lire parmi ces oeuvres, celles de madame Swetchine, cette générale russe, dont la maison fut, à Paris, recherchée par les plus fervents des catholiques; elles avaient dégagé pour lui un inaltérable et un accablant ennui; elles étaient plus que mauvaises, elles étaient quelconques; cela donnait l'idée d'un écho retenu dans une petite chapelle où tout un monde gourmé et confit, marmottait ses prières, se demandait, à voix basse, de ses nouvelles, se répétait, d'un air mystérieux et profond, quelques lieux communs sur la politique, sur les prévisions du baromètre, sur l'état actuel de l'atmosphère.
Mais il y avait pis: une lauréate brevetée de l'Institut, madame Augustus Craven, l'auteur du Récit d'une soeur, d'une Éliane, d'un Fleurange, soutenus à grand renfort de serpent et d'orgue, par la presse apostolique tout entière. Jamais, non, jamais des Esseintes n'avait imaginé qu'on pût écrire de pareilles insignifiances. Ces livres étaient, au point de vue de la conception, d'une telle nigauderie et ils étaient écrits dans une langue si nauséeuse, qu'ils en devenaient presque personnels, presque rares.
Du reste, ce n'était point parmi les femmes que des Esseintes, qui avait l'âme peu fraîche et qui était peu sentimental de sa nature, pouvait rencontrer un retrait littéraire adapté suivant ses goûts.
Il s'ingénia pourtant et, avec une attention qu'aucune impatience ne put réduire, à savourer l'oeuvre de la fille de génie, de la Vierge aux bas bleus du groupe; ses efforts échouèrent; il ne mordit point à ce Journal et à ces Lettres où Eugénie de Guérin célèbre sans discrétion le prodigieux talent d'un frère qui rimait, avec une telle ingénuité, avec une telle grâce, qu'il fallait, à coup sûr, remonter aux oeuvres de M. de Jouy et de M. Écouchard Lebrun, afin d'en trouver et d'aussi hardies et d'aussi neuves!
Il avait inutilement aussi tenté de comprendre les délices de ces ouvrages où l'on découvre des récits tels que ceux-ci: «J'ai suspendu, ce matin, à côté du lit de papa, une croix qu'une petite fille lui donna hier.» – «Nous sommes invitées, Mimi et moi, à assister, demain, chez M. Roquiers, à la bénédiction d'une cloche; cette course ne me déplaît pas»; – où l'on relève des événements de cette importance: «Je viens de suspendre à mon cou une médaille de la sainte Vierge que Louise m'a envoyée, pour préservatif du choléra»; – de la poésie de ce genre: «O le beau rayon de lune qui vient de tomber sur l'Évangile que je lisais!» – enfin, des observations aussi pénétrantes et aussi fines que celle-ci «Quand je vois passer devant une croix un homme qui se signe ou ôte son chapeau, je me dis: Voilà un chrétien qui passe.»