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Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué son nom, était aussi vieux que l'Église; il avait sévi dans le XVIIIe siècle, ramenant, pour ne pas remonter plus haut, par un simple phénomène d'atavisme, les pratiques impies du sabbat au moyen âge.

À avoir seulement consulté le Malleus maleficorum, ce terrible code de Jacob Sprenger, qui permit à l'Église d'exterminer, par les flammes, des milliers de nécromans et de sorciers, des Esseintes reconnaissait, dans le sabbat, toutes les pratiques obscènes et tous les blasphèmes du sadisme. En sus des scènes immondes chères au Malin, des nuits successivement consacrées aux accouplements licites et indus des nuits ensanglantées par les bestialités du rut, il retrouvait la parodie des processions, les insultes et les menaces permanentes à Dieu, le dévouement à son Rival, alors qu'on célébrait, en maudissant le pain et le vin, la messe noire, sur le dos d'une femme, à quatre pattes, dont la croupe nue et constamment souillée servait d'autel et que les assistants communiaient, par dérision, avec une hostie noire dans la pâte de laquelle une image de bouc était empreinte.

Ce dégorgement d'impures railleries, de salissants opprobres était manifeste chez le marquis de Sade qui épiçait ses redoutables voluptés de sacrilèges outrages.

Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait Dieu de méprisable, de scélérat, d'imbécile, crachait sur la communion, s'essayait à contaminer par de basses ordures une Divinité qu'il espérait vouloir bien le damner, tout en déclarant, pour la braver encore, qu'elle n'existait pas.

Cet état psychique, Barbey d'Aurevilly le côtoyait. S'il n'allait pas aussi loin que de Sade, en proférant d'atroces malédictions contre le Sauveur; si, plus prudent ou plus craintif, il prétendait toujours honorer l'Église, il n'en adressait pas moins, comme au moyen âge, ses postulations au Diable et il glissait, lui aussi, afin d'affronter Dieu, à l'érotomanie démoniaque, forgeant des monstruosités sensuelles, empruntant même à La Philosophie dans le boudoir un certain épisode qu'il assaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu'il écrivait ce conte: Le Dîner d'un athée.

Ce livre excessif délectait des Esseintes; aussi avait-il fait tirer, en violet d'évêque, dans un encadrement de pourpre cardinalice, sur un authentique parchemin que les auditeurs de Rote avaient béni, un exemplaire des Diaboliques imprimé avec ces caractères de civilité dont les croches biscornues, dont les paraphes en queues retroussées et en griffes, affectent une forme satanique.

Après certaines pièces de Baudelaire qui, à l'imitation des chants clamés pendant les nuits du sabbat, célébraient des litanies infernales, ce volume était, parmi toutes les oeuvres de la littérature apostolique contemporaine, le seul qui témoignât de cette situation d'esprit tout à la fois dévote et impie, vers laquelle les revenez-y du catholicisme, stimulés par les accès de la névrose, avaient souvent poussé des Esseintes.

Avec Barbey d'Aurevilly, prenait fin la série des écrivains religieux; à vrai dire, ce paria appartenait plus, à tous les points de vue, à la littérature séculière qu'à cette autre chez laquelle il revendiquait une place qu'on lui déniait; sa langue d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet, ses phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles, tout le long du texte. En somme, d'Aurevilly apparaissait, ainsi qu'un étalon, parmi ces hongres qui peuplent les écuries ultramontaines.

Des Esseintes se faisait ces réflexions, en relisant, çà et là, quelques passages de ce livre et, comparant ce style nerveux et varié au style lymphatique et fixé de ses confrères, il songeait aussi à cette évolution de la langue qu'a si justement révélée Darwin.

Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l'école romantique, au courant des oeuvres nouvelles, habitué au commerce des publications modernes, Barbey était forcément en possession d'un dialecte qui avait supporté de nombreuses et profondes modifications, qui s'était renouvelé, depuis le grand siècle.

Confinés au contraire sur leur territoire, écroués dans d'identiques et d'anciennes lectures, ignorant le mouvement littéraire des siècles et bien décidés, au besoin, à se crever les yeux pour ne pas le voir, les ecclésiastiques employaient nécessairement une langue immuable, comme cette langue du XVIIIe, siècle que les descendants des Français établis au Canada parlent et écrivent couramment encore, sans qu'aucune sélection de tournures ou de mots ait pu se produire dans leur idiome isolé de l'ancienne métropole et enveloppé, de tous les côtés, par la langue anglaise.

Sur ces entrefaites, le son argentin d'une cloche qui tintait un petit angélus, annonça à des Esseintes que le déjeuner était prêt. Il laissa là ses livres, s'essuya le front et se dirigea vers la salle à manger, se disant que, parmi tous ces volumes qu'il venait de ranger, les oeuvres de Barbey d'Aurevilly étaient encore les seules dont les idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu'il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins et monastiques des vieux âges.

C HAPITRE XIII

La saison allait en se détraquant; toutes se confondaient, cette année-là; après les rafales et les brumes, des ciels chauffés à blanc, tels que des plaques de tôle, sortirent de l'horizon. En deux jours, sans aucune transition, au froid humide des brouillards, au ruissellement des pluies, succéda une chaleur torride, une atmosphère d'une lourdeur atroce. Attisé comme par de furieux ringards, le soleil s'ouvrit, en gueule de four, dardant une lumière presque blanche qui brûlait la vue; une poussière de flammes s'éleva des routes calcinées, grillant les arbres secs, rissolant les gazons jaunis; la réverbération des murs peints au lait de chaux, les foyers allumés sur le zinc des toits et sur les vitres des fenêtres, aveugla; une température de fonderie en chauffe pesa sur le logis de des Esseintes.

À moitié nu, il ouvrit une croisée, reçut une bouffée de fournaise en pleine face; la salle à manger, où il se réfugia, était ardente, et l'air raréfié bouillait. Il s'assit, désolé, car la surexcitation qui le soutenait, depuis qu'il se plaisait à rêvasser, en classant ses livres, avait pris fin.

Semblable à tous les gens tourmentés par la névrose, la chaleur l'écrasait; l'anémie, maintenue par le froid, reprenait son cours, affaiblissant le corps débilité par d'abondantes sueurs.

La chemise collée au dos trempé, le périnée humide, les jambes et les bras moites, le front inondé, découlant en larmes salées le long des joues, des Esseintes gisait anéanti, sur sa chaise; à ce moment, la vue de la viande déposée sur la table, lui souleva le coeur; il prescrivit qu'on la fît disparaître, commanda des oeufs à la coque, tenta d'avaler des mouillettes, mais elles lui barrèrent la gorge; des nausées lui venaient aux lèvres; il but quelques gouttes de vin qui lui piquèrent, comme des pointes de feu, l'estomac. Il s'étancha la figure; la sueur, tout à l'heure tiède, fluait, maintenant froide, le long des tempes; il se prit à sucer quelques morceaux de glace, pour tromper le mal de coeur; ce fut en vain.

Un affaissement sans bornes le coucha contre la table; manquant d'air, il se leva, mais les mouillettes avaient gonflé, et remontaient lentement dans le gosier qu'elles obstruaient. Jamais il ne s'était senti aussi inquiet, aussi délabré, aussi mal à l'aise; avec cela, ses yeux se troublèrent, il vit les objets doubles, tournant sur eux-mêmes; bientôt les distances se perdirent; son verre lui parut à une lieue de lui; il se disait bien qu'il était le jouet d'illusions sensorielles et il était incapable de réagir; il fut s'étendre sur le canapé du salon, mais alors un tangage de navire en marche le berça et le mal de coeur s'accrut; il se releva, et résolut de précipiter par un digestif ces oeufs qui l'étouffaient.