Выбрать главу

Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que celle qui, tout en invoquant les intérêts de l'humanité, cherche à perfectionner les anesthésiques pour supprimer la souffrance physique et prépare, en même temps, de tels stimulants pour aggraver la douleur morale!

Ah! si jamais, au nom de la pitié, l'inutile procréation devait être abolie, c'était maintenant! Mais ici, encore, les lois édictées par des Portalis ou des Homais apparaissaient, féroces et étranges.

La Justice trouvait toutes naturelles les fraudes en matière de génération; c'était un fait, reconnu, admis il n'était point de ménage, si riche qu'il fût, qui ne confiât ses enfants à la lessive ou qui n'usât d'artifices qu'on vendait librement et qu'il ne serait d'ailleurs venu à l'esprit de personne, de réprouver. Et pourtant, si ces réserves ou si ces subterfuges demeuraient insuffisants, si la fraude ratait et, qu'afin de la réparer, l'on recourût à des mesures plus efficaces, ah! alors, il n'y avait pas assez de prisons, pas assez de maisons centrales, pas assez de bagnes, pour enfermer les gens que condamnaient, de bonne foi, du reste, d'autres individus qui, le soir même, dans le lit conjugal, trichaient de leur mieux pour ne pas enfanter des mômes!

La supercherie elle-même n'était donc pas un crime, mais la réparation de cette supercherie en était un.

En somme, pour la Société, était réputé crime l'acte qui consistait à tuer un être doué de vie; et cependant, en expulsant un foetus, on détruisait un animal, moins formé, moins vivant, et, à coup sûr, moins intelligent et plus laid qu'un chien ou qu'un chat qu'on peut se permettre impunément d'étrangler dès sa naissance!

Il est bon d'ajouter, pensait des Esseintes, que, pour plus d'équité, ce n'est point l'homme maladroit, qui s'empresse généralement de disparaître, mais bien la femme, victime de la maladresse, qui expie le forfait d'avoir sauvé de la vie un innocent!

Fallait-il, tout de même, que le monde fût rempli de préjugés pour vouloir réprimer des manoeuvres si naturelles, que l'homme primitif, que le sauvage de la Polynésie est amené à les pratiquer, par le fait de son seul instinct!

Le domestique interrompit les charitables réflexions que ruminait des Esseintes, en lui apportant sur un plat de vermeil la tartine qu'il avait souhaitée. Un haut de coeur le tordit; il n'eut pas le courage de mordre ce pain, car l'excitation maladive de l'estomac avait cessé; une sensation de délabrement affreux lui revenait; il dut se lever; le soleil tournait et gagnait peu à peu sa place; la chaleur devenait à la fois plus pesante et plus active.

– Jetez cette tartine, dit-il au domestique, à ces enfants qui se massacrent sur la route; que les plus faibles soient estropiés, n'aient part à aucun morceau et soient, de plus, rossés d'importance par leurs familles quand ils rentreront chez elles les culottes déchirées et les yeux meurtris; cela leur donnera un aperçu de la vie qui les attend! Et il rejoignit sa maison et s'affaissa, défaillant, dans un fauteuil.

– Il faut pourtant que j'essaie de manger un peu, se dit-il. Et il tenta de tremper un biscuit dans un vieux Constantia de J.-P. Cloete, dont il lui restait en cave quelques bouteilles.

Ce vin, couleur de pelure d'oignons un tantinet brûlé, tenant du Malaga rassis et du Porto, mais avec un bouquet sucré, spécial, et un arrière-goût de raisins aux sucs condensés et sublimés par d'ardents soleils, l'avait parfois réconforté, et souvent même avait infusé une énergie nouvelle à son estomac affaibli par les jeûnes forcés qu'il subissait; mais ce cordial, d'ordinaire si fidèle, échoua. Alors, il espéra qu'un émollient refroidirait peut-être les fers chauds qui le brûlaient, et il recourut au Nalifka, une liqueur russe, contenue dans une bouteille glacée d'or mat; ce sirop onctueux et framboisé fut, lui aussi, inefficace. Hélas! le temps était loin, où, jouissant d'une bonne santé, des Esseintes montait, chez lui, en pleine canicule, dans un traîneau, et, là, enveloppé de fourrures, les ramenant sur sa poitrine, s'efforçait de grelotter, se disait, en s'étudiant à claquer des dents: – Ah! ce vent est glacial, mais on gèle ici, on gèle! parvenait presque à se convaincre qu'il faisait froid!

Ces remèdes n'agissaient malheureusement plus depuis que ses maux devenaient réels.

Il n'avait point, avec cela, la ressource d'employer le laudanum; au lieu de l'apaiser, ce calmant l'irritait jusqu'à le priver de repos. Jadis, il avait voulu se procurer avec l'opium et le haschisch des visions, mais ces deux substances avaient amené des vomissements et des perturbations nerveuses intenses; il avait dû, tout aussitôt, renoncer à les absorber et, sans le secours de ces grossiers excitants, demander à sa cervelle seule, de l'emporter loin de la vie, dans les rêves.

Quelle journée! se disait-il, maintenant, s'épongeant le cou, sentant ce qui pouvait lui rester de forces, se dissoudre en de nouvelles sueurs; une agitation fébrile l'empêchait encore de demeurer en place; une fois de plus, il errait au travers de ses pièces, essayant, les uns après les autres, tous les sièges. De guerre lasse, il finit par s'abattre devant son bureau et, appuyé sur la table, machinalement, sans songer à rien, il mania un astrolabe placé, en guise de presse-papier, sur un amas de livres et de notes.

Il avait acheté cet instrument en cuivre gravé et doré, d'origine allemande et datant du XVIIe siècle, chez un brocanteur de Paris, après une visite au Musée de Cluny, où longuement il s'était pâmé devant un merveilleux astrolabe, en ivoire ciselé, dont l'allure cabalistique l'avait ravi.

Ce presse-papier remua, en lui, tout un essaim de réminiscences. Déterminée et mue par l'aspect de ce joyau, sa pensée partit de Fontenay, pour Paris, chez le bric-à-brac qui l'avait vendu, puis rétrograda jusqu'au Musée des Thermes et, mentalement, il revit l'astrolabe d'ivoire, alors que ses yeux continuaient à considérer, mais sans plus le voir, l'astrolabe de cuivre, sur sa table. Puis, il sortit du Musée et, sans quitter la ville, flâna en chemin, vagabonda par la rue du Sommerard et le boulevard Saint-Michel, s'embrancha dans les rues avoisinantes et s'arrêta devant certaines boutiques dont la fréquence et dont la tenue toute spéciale l'avaient maintes fois frappé.

Commencé à propos d'un astrolabe, ce voyage spirituel aboutissait aux caboulots du quartier Latin.

Il se rappelait la foison de ces établissements, dans toute la rue Monsieur-le-Prince et dans ce bout de la rue de Vaugirard qui touche à l'Odéon; parfois, ils se suivaient, ainsi que les anciens riddecks de la rue du Canal-aux-Harengs, d'Anvers, s'étalaient, à la queue leu leu, surmontant les trottoirs de devantures presque semblables.

Au travers des portes entrouvertes et des fenêtres mal obscurcies par des carreaux de couleur ou par des rideaux, il se souvenait d'avoir entrevu des femmes qui marchaient, en se traînant et en avançant le cou, comme font les oies; d'autres, prostrées sur des banquettes, usaient leurs coudes au marbre des tables et ruminaient, en chantonnant, les tempes entre les poings; d'autres encore se dandinaient devant des glaces, en pianotant, du bout des doigts, leurs faux cheveux lustrés par un coiffeur; d'autres enfin tiraient d'escarcelles aux ressorts dérangés, des piles de pièces blanches et de sous qu'elles alignaient, méthodiquement, en des petits tas.

La plupart avaient des traits massifs, des voix enrouées, des gorges molles et des yeux peints, et toutes, pareilles à des automates remontés à la fois par la même clef, lançaient du même ton les mêmes invites, débitaient avec le même sourire les mêmes propos biscornus, les mêmes réflexions baroques.