Des associations d'idées se formaient dans l'esprit de des Esseintes qui arrivait à une conclusion, maintenant qu'il embrassait par le souvenir, à vol d'oiseau, ces tas d'estaminets et de rues.
Il comprenait la signification de ces cafés qui répondaient à l'état d'âme d'une génération tout entière, et il en dégageait la synthèse de l'époque.
Et, en effet, les symptômes étaient manifestes et certains; les maisons de tolérance disparaissaient, et à mesure que l'une d'elles se fermait, un caboulot opérait son ouverture.
Cette diminution de la prostitution soumise au profit des amours clandestines, résidait évidemment dans les incompréhensibles illusions des hommes, au point de vue charnel.
Si monstrueux que cela pût paraître, le caboulot satisfaisait un idéal.
Bien que les penchants utilitaires transmis par l'hérédité et développés par les précoces impolitesses et les constantes brutalités des collèges, eussent rendu la jeunesse contemporaine singulièrement mal élevée et aussi singulièrement positive et froide, elle n'en avait pas moins gardé, au fond du coeur, une vieille fleur bleue, un vieil idéal d'une affection rance et vague.
Aujourd'hui, quand le sang la travaillait, elle ne pouvait se résoudre à entrer, à consommer, à payer et à sortir; c'était, à ses yeux, de la bestialité, du rut de chien couvrant sans préambules une chienne; puis la vanité fuyait, inassouvie, de ces maisons tolérées où il n'y avait eu, ni simulacre de résistance, ni semblant de victoire, ni préférence espérée, ni même de largesse obtenue de la part de la marchande qui aurait ses tendresses, suivant les prix. Au contraire, la cour faite à une fille de brasserie, ménageait toutes les susceptibilités de l'amour, toutes les délicatesses du sentiment. Celle-là, on se la disputait, et ceux auxquels elle consentait à octroyer, moyennant de copieux salaires, un rendez-vous, s'imaginaient, de bonne foi, l'avoir emporté sur un rival, être l'objet d'une distinction honorifique, d'une faveur rare.
Cependant, cette domesticité était aussi bête, aussi intéressée, aussi vile et aussi repue que celle qui desservait les maisons à numéros. Comme elle, elle buvait sans soif, riait sans motif, raffolait des caresses d'un blousier, s'insultait et se crêpait le chignon, sans cause; malgré tout, depuis le temps, la jeunesse parisienne ne s'était pas encore aperçue que les bonnes des caboulots étaient, au point de vue de la beauté plastique, au point de vue des attitudes savantes et des atours nécessaires bien inférieures aux femmes enfermées dans des salons de luxe! Mon Dieu, se disait des Esseintes, qu'ils sont donc godiches ces gens qui papillonnent autour des brasseries; car, en sus de leurs ridicules illusions, ils en viennent même à oublier le péril des appâts dégradés et suspects, à ne plus tenir compte de l'argent dépensé dans un nombre de consommations tarifé d'avance par la patronne, du temps perdu à attendre une livraison différée pour en augmenter le prix, des atermoiements répétés pour décider et activer le jeu des pourboires!
Ce sentimentalisme imbécile combiné avec une férocité pratique, représentait la pensée dominante du siècle; ces mêmes gens qui auraient éborgné leur prochain, pour gagner dix sous, perdaient toute lucidité, tout flair, devant ces louches cabaretières qui les harcelaient sans pitié et les rançonnaient sans trêve. Des industries travaillaient, des familles se grugeaient entre elles sous prétexte de commerce, afin de se laisser chiper de l'argent par leurs fils qui se laissaient, à leur tour, escroquer par ces femmes que dépouillaient, en dernier ressort, les amants de coeur.
Dans tout Paris, de l'est à l'ouest, et du nord au sud, c'était une chaîne ininterrompue de carottes, un carambolage de vols organisés qui se répercutait de proche en proche, et tout cela parce qu'au lieu de contenter les gens tout de suite, on savait les faire patienter et les faire attendre.
Au fond, le résumé de la sagesse humaine consistait à traîner les choses en longueur; à dire non puis enfin oui; car l'on ne maniait vraiment les générations qu'en les lanternant!
– Ah! s'il en était de même de l'estomac, soupira des Esseintes, tordu par une crampe qui ramenait vivement son esprit égaré au loin, à Fontenay.
C HAPITRE XIV
Cahin-caha, quelques jours s'écoulèrent, grâce à des ruses qui réussirent à leurrer la défiance de l'estomac, mais un matin, les marinades qui masquaient l'odeur de graisse et le fumet de sang des viandes ne furent plus acceptées et des Esseintes anxieux, se demanda si sa faiblesse déjà grande, n'allait pas s'accroître et l'obliger à garder le lit. Une lueur jaillit soudain dans sa détresse; il se rappela que l'un de ses amis, jadis bien malade, était parvenu, à l'aide d'un sustenteur, à enrayer l'anémie, à maintenir le dépérissement, à conserver son peu de force.
Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche de ce précieux instrument et, d'après le prospectus que le fabricant y joignit, il enseigna lui-même à la cuisinière la façon de couper le rosbif en petits morceaux, de le jeter à sec, dans cette marmite d'étain, avec une tranche de poireau et de carotte, puis de visser le couvercle et de mettre le tout bouillir, au bain-marie, pendant quatre heures.
Au bout de ce temps, on pressait les filaments et l'on buvait une cuillerée du jus bourbeux et salé, déposé au fond de la marmite. Alors, on sentait comme une tiède moelle, comme une caresse veloutée, descendre.
Cette essence de nourriture arrêtait les tiraillements et les nausées du vide, incitait même l'estomac qui ne se refusait pas à accepter quelques cuillerées de soupe.
Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna, et des Esseintes se dit: – C'est toujours autant de gagné; peut-être que la température changera, que le ciel versera un peu de cendre sur cet exécrable soleil qui m'épuise, et que j'atteindrai ainsi, sans trop d'encombre, les premiers brouillards et les premiers froids.
Dans cet engourdissement, dans cet ennui désoeuvré où il plongeait, sa bibliothèque dont le rangement demeurait inachevé, l'agaça; ne bougeant plus de son fauteuil, il avait constamment sous les yeux ses livres profanes, posés de guingois sur les tablettes, empiétant les uns sur les autres, s'étayant entre eux ou gisant de même que des capucins de cartes, sur le flanc, à plat; ce désordre le choqua d'autant plus qu'il contrastait avec le parfait équilibre des oeuvres religieuses, soigneusement alignées à la parade, le long des murs.
Il tenta de faire cesser cette confusion, mais après dix minutes de travail, des sueurs l'inondèrent; cet effort l'épuisait; il fut s'étendre, brisé, sur un divan, et il sonna son domestique.
Sur ses indications, le vieillard se mit à l'oeuvre, lui apportant, un à un, les livres qu'il examinait et dont il désignait la place.
Cette besogne fut de courte durée, car la bibliothèque de des Esseintes ne renfermait qu'un nombre singulièrement restreint d'oeuvres laïques, contemporaines.
À force de les avoir passées, dans son cerveau, comme on passe des bandes de métal dans une filière d'acier d'où elles sortent ténues, légères, presque réduites en d'imperceptibles fils, il avait fini par ne plus posséder de livres qui résistassent à un tel traitement et fussent assez solidement trempés pour supporter le nouveau laminoir d'une lecture; à avoir ainsi voulu raffiner, il avait restreint et presque stérilisé toute jouissance, en accentuant encore l'irrémédiable conflit qui existait entre ses idées et celles du monde où le hasard l'avait fait naître. Il était arrivé maintenant à ce résultat, qu'il ne pouvait plus découvrir un écrit qui contentât ses secrets désirs; et même son admiration se détachait des volumes qui avaient certainement contribué à lui aiguiser l'esprit, à le rendre aussi soupçonneux et aussi subtil.
En art, ses idées étaient pourtant parties d'un point de vue simple; pour lui, les écoles n'existaient point; seul le tempérament de l'écrivain importait; seul le travail de sa cervelle intéressait, quel que fût le sujet qu'il abordât. Malheureusement, cette vérité d'appréciation, digne de La Palisse, était à peu près inapplicable, par ce simple motif que, tout en désirant se dégager des préjugés, s'abstenir de toute passion, chacun va de préférence aux oeuvres qui correspondent le plus intimement à son propre tempérament et finit par reléguer en arrière toutes les autres.