Peu à peu, ces alternatives d'alarmes et d'espérances qui cahotaient dans sa tête vide s'apaisèrent; ces chocs achevèrent de le briser; il tomba dans un sommeil de lassitude traversé par des rêves incohérents, dans une sorte de syncope entrecoupée par des réveils sans connaissance; il avait tellement fini par perdre la notion de ses désirs et de ses peurs qu'il demeura ahuri, n'éprouvant aucun étonnement, aucune joie, alors que tout à coup le médecin entra.
Le domestique l'avait sans doute mis au courant de l'existence menée par des Esseintes et des divers symptômes qu'il avait pu lui-même observer depuis le jour où il avait ramassé son maître, assommé par la violence des parfums, près de la fenêtre, car il questionna peu le malade dont il connaissait d'ailleurs et depuis de longues années les antécédents; mais il l'examina, l'ausculta et observa avec attention les urines où certaines traînées blanches lui révélèrent l'une des causes les plus déterminantes de sa névrose. Il écrivit une ordonnance et, sans dire mot, partit, annonçant son prochain retour.
Cette visite réconforta des Esseintes qui s'effara pourtant de ce silence et adjura le domestique de ne pas lui cacher plus longtemps la vérité. Celui-ci lui affirma que le docteur ne manifestait aucune inquiétude et, si défiant qu'il fût, des Esseintes ne put saisir un signe quelconque qui décelât l'hésitation d'un mensonge sur le tranquille visage du vieil homme.
Alors ses pensées se déridèrent; d'ailleurs ses souffrances s'étaient tues et la faiblesse qu'il ressentait par tous les membres s'entait d'une certaine douceur, d'un certain dorlotement tout à la fois indécis et lent; il fut enfin stupéfié et satisfait de ne pas être encombré de drogues et de fioles, et un pâle sourire remua les lèvres quand le domestique apporta un lavement nourrissant à la peptone et le prévint qu'il répéterait cet exercice trois fois dans les vingt-quatre heures.
L'opération réussit et des Esseintes ne put s'empêcher de s'adresser de tacites félicitations à propos de cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l'existence qu'il s'était créée; son penchant vers l'artificiel avait maintenant, et sans même qu'il l'eût voulu, atteint l'exaucement suprême; on n'irait pas plus loin; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière déviation qu'on pût commettre.
Ce serait délicieux, se disait-il, si l'on pouvait, une fois en pleine santé, continuer ce simple régime. Quelle économie de temps, quelle radicale délivrance de l'aversion qu'inspire aux gens sans appétit, la viande! quel définitif débarras de la lassitude qui découle toujours du choix forcément restreint des mets! quelle énergique protestation contre le bas péché de la gourmandise! enfin quelle décisive insulte jetée à la face de cette vieille nature dont les uniformes exigences seraient pour jamais éteintes!
Et il poursuivait, se parlant à mi-voix: il serait facile de s'aiguiser la faim, en s'ingurgitant un sévère apéritif, puis lorsqu'on pourrait logiquement se dire: «Quelle heure se fait-il donc? il me semble qu'il serait temps de se mettre à table, j'ai l'estomac dans les talons», on dresserait le couvert en déposant le magistral instrument sur la nappe et alors, le temps de réciter le bénédicité, et l'on aurait supprimé l'ennuyeuse et vulgaire corvée du repas.
Quelques jours après, le domestique présenta un lavement dont la couleur et dont l'odeur différaient absolument de celles de la peptone.
– Mais ce n'est plus le même! s'écria des Esseintes qui regarda très ému le liquide versé dans l'appareil. Il demanda, comme dans un restaurant, la carte, et, dépliant l'ordonnance du médecin, il lut Huile de foie de morue 20 grammes Thé de boeuf 200 grammes Vin de Bourgogne 200 grammes Jaune d'oeuf no 1.
Il resta rêveur. Lui qui n'avait pu, en raison du délabrement de son estomac, s'intéresser sérieusement à l'art de la cuisine, il se surprit tout à coup à méditer sur des combinaisons de faux gourmet; puis, une idée biscornue lui traversa la cervelle. Peut-être le médecin avait-il cru que l'étrange palais de son client était déjà fatigué par le goût de la peptone; peut-être avait-il voulu, pareil à un chef habile, varier la saveur des aliments, empêcher que la monotonie des plats n'amenât une complète inappétence. Une fois lancé dans ces réflexions, des Esseintes rédigea des recettes inédites, préparant des dîners maigres, pour le vendredi, forçant la dose d'huile de foie de morue et de vin et rayant le thé de boeuf ainsi qu'un manger gras, expressément interdit par l'Église; mais il n'eut bientôt plus à délibérer de ces boissons nourrissantes, car le médecin parvenait, peu à peu à dompter les vomissements et à lui faire avaler, par les voies ordinaires, un sirop de punch à la poudre de viande dont le vague arôme de cacao plaisait à sa réelle bouche.
Des semaines s'écoulèrent, et l'estomac se décida à fonctionner; à certains instants, des nausées revenaient encore, que la bière de gingembre et la potion antiémétique de Rivière arrivaient pourtant à réduire.
Enfin, peu à peu, les organes se restaurèrent; aidées par les pepsines, les véritables viandes furent digérées, les forces se rétablirent et des Esseintes put se tenir debout dans sa chambre et s'essayer à marcher, en s'appuyant sur une canne et en se soutenant aux coins des meubles; au lieu de se réjouir de ce succès, il oublia ses souffrances défuntes, s'irrita de la longueur de la convalescence, et reprocha au médecin de le traîner ainsi à petits pas. Des essais infructueux ralentirent, il est vrai, la cure; pas mieux que le quinquina, le fer, même mitigé par le laudanum, n'était accepte et l'on dut les remplacer par les arséniates, après quinze jours perdus en d'inutiles efforts, comme le constatait impatiemment des Esseintes.
Enfin, le moment échut où il put demeurer levé pendant des après-midi entières et se promener, sans aide, parmi ses pièces. Alors son cabinet de travail l'agaça; des défauts auxquels l'habitude l'avait accoutumé lui sautèrent aux yeux, dès qu'il y revint après une longue absence.
Les couleurs choisies pour être vues aux lumières des lampes lui parurent se désaccorder aux lueurs du jour; il pensa à les changer et combina pendant des heures de factieuses harmonies de teintes, d'hybrides accouplements d'étoffes et de cuirs.
– Décidément, je m'achemine vers la santé, se dit-il, relatant le retour de ses anciennes préoccupations, de ses vieux attraits.
Un matin, tandis qu'il contemplait ses murs orange et bleu, songeant à d'idéales tentures fabriquées avec des étoles de l'Église grecque, rêvant à des dalmatiques russes d'orfroi, à des chapes en brocart, ramagées de lettres slavones figurées par des pierres de l'Oural et des rangs de perles, le médecin entra et, observant les regards de son malade, l'interrogea.
Des Esseintes lui fit part de ses irréalisables souhaits, et il commençait à manigancer de nouvelles investigations de couleurs, à parler des concubinages et des ruptures de tons qu'il ménagerait, quand le médecin lui assena une douche glacée sur la tête, en lui affirmant d'une façon péremptoire, que ce ne serait pas, en tout cas dans ce logis qu'il mettrait à exécution ses projets.