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Seul le sexe n’était pas toléré dans les chambrées, qu’il fût le résultat d’un consentement mutuel ou d’un viol. Lœllo avait souvent été traîné à la nuit tombante sur le toit du bâtiment, une immense terrasse où avaient été dressés, à l’aide de matériaux de récupération, des sortes de box à ciel ouvert garnis de vieux matelas. Amant attitré d’un chef de bande ou souffre-douleur d’une poignée de brutes, il avait passé là-haut des heures interminables, douloureuses, humiliantes. Il n’y avait plus remis les pieds depuis qu’Abzalon l’avait pris sous son aile, mais le dégoût de lui-même et des êtres humains en général l’imprégnait désormais comme une odeur indélébile.

Il avait été dévoré par l’inquiétude après avoir tué les deux derniers hommes de Fonch. Il les avait entendus parler avant de les ajuster avec ses étoiles à six branches, en avait déduit que son protecteur leur avait échappé, mais la présence de la mystérieuse créature dans les sous-sols du pénitencier et le danger représenté par les puits bouillants lui avaient fait craindre le pire. Bien qu’Abzalon fût la parfaite antithèse des critères de beauté généralement admis sur Ester, Lœllo l’avait trouvé beau lorsqu’il était sorti de la pénombre de la galerie, nu comme un ver, souillé de terre et de sang séché, précédé d’une âpre odeur d’urine.

La nuit ayant apporté son lot ordinaire de règlements de comptes, de jalousies, de vengeances, de bagarres, ils durent enjamber une quarantaine de cadavres dans les couloirs et les escaliers des niveaux intermédiaires. Des blessés recroquevillés sur le sol agonisaient, d’autres rampaient pour essayer de regagner leur chambrée avant le passage de la morgue automatique. Des groupes d’errants, des détenus qui n’avaient pas trouvé de place dans les cellules, rôdaient dans les zones de pénombre. Ils attendaient que l’A se lève pour identifier les cadavres et prendre d’assaut leurs couchettes.

Abzalon et Lœllo logeaient dans la cellule 672, située au fond d’un couloir et près d’une baie. Des exclamations de surprise saluèrent leur apparition : depuis qu’ils s’étaient installés dans la cellule, c’était la première fois qu’ils passaient la nuit dehors, et les autres les avaient comptés pour morts, au point qu’ils avaient saigné le rondat qui leur était réservé et que deux errants avaient déjà réquisitionné leurs couchettes. Mal réveillés, ceux-là furent happés par la poigne de fer d’Abzalon, soulevés dans les airs et projetés contre le mur avant de comprendre ce qu’il leur arrivait. Le crâne et les vertèbres brisés, ils s’affaissèrent sur le sol en abandonnant une trace rosâtre sur les pierres.

Puis Abzalon promena ses yeux globuleux sur les visages pétrifiés. Chacun voyait la blessure à son flanc, les éraflures sur son dos, chacun en déduisait qu’il avait connu une nuit difficile et qu’il valait mieux ne pas le contrarier.

« Vous êtes pressés de nous piquer la place et la bouffe ! » grogna-t-il.

Seul Leuh eut le courage de se lever de sa couchette et d’affronter le grand Ab des mauvais jours. Prisonnier depuis plus de cinquante ans, Leuh était le plus ancien de la cellule et, à ce titre, élevé au rang de sage. Son visage n’était plus qu’un lacis de rides, ses cheveux un plumeau de filasse blanche et son corps un sac d’os, mais ses yeux pétillaient de malice, et il n’existait probablement pas de meilleur négociateur parmi les deks, pas de plus habile, en tout cas, à choisir le bon courant au milieu des tourbillons.

« Excuse, Ab, t’as pas pour habitude de découcher et on a bien cru, moi le premier, que t’y étais resté. »

Tous les occupants de la cellule 672 s’étaient maintenant levés, à la fois curieux et inquiets. Dépenaillés, hirsutes, crasseux, ils craignaient que la colère d’Abzalon ne s’abatte au hasard sur l’un d’eux et ne les dépossède de leur seul bien, la vie. Ils y tenaient avec d’autant plus de rage qu’elle leur échappait de plus en plus entre ces murs rétrécis avec une régularité métronomique par Erman Flom (les jours précédents, le tiers des cellules du dixième étage avaient été comblées de béton).

« J’ai faim ! » gronda Abzalon.

Leuh désigna la cage où s’agitaient trois rongeurs.

« Les autres verront pas d’inconvénient, je pense, à te donner un rondat en compensation de celui qu’ils t’ont mangé. »

Comme personne ne se hasardait à approuver ou contester cette proposition, Leuh sortit un couteau de la poche intérieure de sa chemise, se rendit près de la cage, souleva la trappe, saisit un rongeur par le râble et lui planta la lame dans le cou. Évitant avec adresse ses coups de griffes et de dents, il le suspendit par les pattes postérieures au-dessus d’un bol de terre cuite où il recueillit le sang. Le petit animal gigota encore pendant quelques minutes en poussant des cris aigus, puis il se figea après une ultime série de soubresauts.

Leuh reposa le cadavre sur le sol.

« La faute sera bientôt réparée, Ab. »

Abzalon se saisit du bol, but avec avidité la moitié de son contenu et s’essuya les lèvres d’un revers de main. Il avait fini par apprécier la saveur doucereuse et la consistance fluide du sang de rondat : il avait un arrière-goût de fliotte, un fruit sauvage qu’on trouvait sur les terrains vagues de Vrana et qui avait souvent constitué sa seule nourriture durant les semaines où la pression des waks l’obligeait à rester terré dans une planque. Il tendit le bol à Lœllo qui, lui, n’avait jamais réussi à surmonter sa répulsion vis-à-vis de ce breuvage mais qui s’appliqua néanmoins à l’ingurgiter jusqu’à la dernière goutte pour éviter de froisser la susceptibilité d’Abzalon. Comme à chaque fois, un spasme lui contracta la gorge et le ventre. Leuh eut un large sourire qui dévoila ses dents jaunes et commença à inciser l’abdomen du rondat.

« Un Qval, peut-être… »

Abzalon lança un regard stupéfait à Lœllo.

« J’vois pas ce que ça pourrait être d’autre, ajouta le Xartien. Faut pas oublier que Dœq a été construit sur leur ancien territoire. »

Abzalon se frotta le menton, signe chez lui d’intense réflexion.

« Me semble pourtant que les Qvals vivent pas sous terre mais dans l’eau bouillante.

— On sait pas grand-chose d’eux, argumenta Lœllo. Ça fait un bout de temps qu’on n’en voit plus sur le continent Nord. »

Abzalon frémit à l’idée qu’il aurait pu être touché par l’une de ces créatures qui le terrifiaient davantage encore que le Vahanu-Vör de son enfance : les ancils astafériens affirmaient que les démons des enfers prenaient la forme des Qvals lorsqu’il leur fallait accomplir une mission sur terre.

« Le mieux, ce serait d’aller voir le Taiseur, reprit Lœllo.

— Le Taiseur ?

— Un gars qui a passé vingt ans de sa vie chez les Qvals. Peut-être qu’il acceptera de parler.

— Comment est-ce que tu le connais ? »

L’hésitation de Lœllo trahit son embarras. Le brouet de légumes avariés n’avait pas réussi à éliminer de sa gorge le goût écœurant de la viande crue de rondat. Les robots distributeurs étaient passés plus tard que d’habitude : Leuh en avait conclu que, de la même manière que les deks étaient passés de trois à deux repas par jour, ils devraient bientôt se contenter d’un seul.