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À la fin de notre conversation, l’eulan Paxy ne s’est pas rangé à mes arguments (autant essayer d’amadouer un estérinodon), mais le vénérable vieillard s’est retrouvé nu, dépouillé de ses certitudes. Il ne pouvait même plus cacher son embarras derrière sa longue barbe, ce vestige naturaliste horripilant (le terme est on ne peut plus approprié) que la loi kropte oblige les hommes à porter.

Sa perplexité m’a réjoui : cela signifiait donc que la muraille de certitudes kropte commençait à se fissurer puisque son fondement le plus solide, le plus ancien, était ébranlé.

Extrait du journal du moncle Artien.

Assise sur un tabouret à trois pieds, le front posé sur le flanc palpitant de la yonaka, le seau de bois coincé entre les genoux, la robe retroussée sur les cuisses, Ellula tirait énergiquement sur les pis gonflés de lait. Rijna, la première épouse d’Isban Peskeur, une femme d’une soixantaine d’années encore plus autoritaire et sèche que Mazira, l’avait affectée à cette tâche jusqu’à la date de la cérémonie nuptiale. Le troupeau du domaine comptant plus de cinq cents têtes dont deux tiers de femelles, sept ou huit femmes consacraient la majeure partie de leur temps à la traite. Le matin, les hommes rabattaient vers les cinq étables un premier troupeau de cent cinquante yonakas, détachées et renvoyées dans les prés avant le repas de la mi-journée. L’après-midi, on rassemblait l’autre moitié des femelles en lactation, et les trayeuses recommençaient à remplir les seaux avec une régularité lancinante, bercées par les crépitements des giclées de lait, étourdies par la chaleur moite et l’odeur qui montaient des animaux et des litières. Ellula finissait toujours après les autres, plus âgées et mieux exercées qu’elle, habituées à une existence plus rude surtout. Elles appartenaient toutes à des familles de louagers, des Kroptes qui n’avaient pas reçu de terres ni en héritage ni du consistoire, qui n’avaient donc pas d’autre choix que d’assurer leur subsistance en louant leurs bras aux domaniaux.

Ellula logeait pour l’instant dans l’aile du corps d’habitation principal réservée aux visiteurs. Si l’accueil avait été froid de la part d’Isban Peskeur, il avait été glacial de la part de ses quatre épouses, Rijna, la première, Opra, la deuxième, Kephta, la troisième, et Juna, la quatrième. À chaque fois qu’elles lui adressaient la parole, c’était pour lui faire des remontrances ou aboyer un ordre : elle n’allait pas assez vite, elle était plus paresseuse qu’un serpent, elle ne prenait pas soin de ses vêtements, elle mangeait trop, elle était maladroite, elle regardait Isban Peskeur avec insolence, elle se levait trop tard, elle, elle… La sauvageonne de la côte, comme elles l’appelaient, était arrivée depuis dix jours au domaine, et elle ne se souvenait pas avoir reçu un sourire ou un quelconque signe de bienvenue, exception faite des clins d’œil complices d’Eshan lorsqu’elle venait à le croiser dans la cour ou dans la maison. Une seule faveur lui était accordée, celle de prendre ses repas dans la grande salle à manger en compagnie des épouses, des enfants, des petits-enfants, des brus et des gendres d’Isban Peskeur, une trentaine de convives en tout. Le rituel de gratitude cosmique, dirigé par le patriarche, s’étirait pendant d’interminables minutes, de temps à autre troublé par les rires étouffés des plus jeunes enfants. Elle gardait la tête baissée comme il sied à une invitée, mais elle sentait sur son front et ses joues des regards intrigués, haineux ou brûlants. Les murs blanchis à la chaux, le mobilier massif, les somptueux tapis de laine, les dalles de pierre jaune, les poutres sculptées, le gigantisme de l’âtre où rôtissaient des quartiers de viande, les épaisses tentures de laine, la vaisselle de bois ou de terre cuite, les couverts d’os ciselé, tout ce luxe aurait réjoui le cœur de n’importe quelle promise, honorée d’être admise dans une famille aussi prestigieuse ; il ne faisait qu’aviver la nostalgie d’Ellula, qui se languissait déjà des paysages de son enfance, de la lande sauvage, du grondement du bouillant, des gerbes d’écume, de la moiteur de l’air, du parfum sucré des mauvettes.

Les mains en sang, les bras tétanisés, le corps lourd, elle restait un long moment assise sur son lit après le dîner. Par la fenêtre dont elle n’avait pas encore tiré les rideaux, elle fixait sans la voir l’herbe rase et vert tendre des vastes pâturages qui se perdaient dans les soupirs mélancoliques de la nuit naissante. Enfermée dans sa solitude, trop fatiguée pour se laver, pour pleurer, pour penser, pour se révolter. Elle n’avait reçu aucune vision, aucune prémonition depuis son arrivée, et, même si elle avait déjà traversé des périodes plus longues d’inactivité méta-psychique, elle en concluait qu’elle avait définitivement perdu la grâce, le contact intime avec l’ordre cosmique. Nul besoin d’un rituel et des vociférations d’un eulan pour l’exorciser, il lui avait suffi d’accepter le joug, de prendre sur ses épaules une partie du fardeau des femmes kroptes. Elle pensait alors à ses sœurs qui, disséminées aux quatre vents du continent Sud, avaient comme elle renoncé à leur jeunesse, à leur egon. Elle finissait par s’allonger tout habillée sur le lit, frissonnante malgré la chaleur, puis, brisée par les courbatures, elle s’endormait d’un sommeil agité qui ne la délassait pas. Réveillée par les premiers rayons de l’A, elle écartait les rideaux, se dévêtait enfin, s’approchait du bac de pierre, imbibait d’eau un gant de crin qu’elle se frottait sur tout le corps. Ses ablutions ne parvenaient pas à la débarrasser de l’âpre et tenace odeur de yonak. Elle soupçonnait Rijna de l’avoir cantonnée à la traite pour la déconsidérer aux yeux d’Isban Peskeur. La première épouse régnait sur un monde dont elle maîtrisait tous les rouages, et la beauté de la promise lui apparaissait sans doute comme un danger, comme une promesse de disgrâce. Ellula se rendait ensuite dans la cuisine où, debout contre la table, au milieu d’une agitation et d’un bourdonnement de ruche, elle grignotait des fruits secs et un morceau de fromage. Houspillée par une épouse de passage, elle sortait dans la cour, papotait un moment avec les trayeuses, les seules qui lui témoignaient, à défaut de sympathie, un peu d’intérêt, s’attelait à l’ouvrage dès que les hommes avaient rabattu les yonakas dans l’étable. Le lait servait à la fabrication de produits dérivés, beurre, fromage, yaourt, achetés par des négociants kroptes et revendus à un cartel de grossistes qui les acheminaient ensuite par bateaux réfrigérés jusqu’au littoral du continent Nord.

Ellula s’acharnait sur les pis particulièrement durs des yonakas en fin de lactation pour leur arracher quelques gouttes d’un liquide épais et visqueux. Les queues lui cinglaient de temps à autre le visage, manquaient de la renverser, mais elle n’osait pas les attacher comme le faisaient les trayeuses les plus expérimentées. Elle craignait à tout moment de recevoir un coup de sabot, surtout lorsque les zihotes, les insectes qui pullulaient au lever et au coucher de l’A, s’engouffraient dans l’étable pour disséminer leurs œufs sous le cuir des ruminants.

Aujourd’hui encore, elle avait pris un retard considérable. Elle se retrouvait seule alors que les autres trayeuses avaient déserté le bâtiment depuis plus d’une heure et que la plupart des bêtes avaient été détachées et ramenées dans les pâturages. Entre les mugissements des yonakas, elle entendait les éclats de voix et de rires qui célébraient la fin d’une dure journée de labeur. L’ombre nocturne se déployait déjà dans l’étable et semblait l’isoler du reste du monde. Elle se rappelait alors sa prémonition, son voyage dans le vide noir et froid, et elle priait l’ordre cosmique de l’enlever de ce monde où la vie s’était déjà arrêtée, où le corps n’était plus qu’une enveloppe de matière douloureuse.