Fumer, est-ce vraiment la bonne manière de reprendre ses esprits après le vertige de folles étreintes ? Regardez ces hommes qui s'assoient sur le bord du lit pour allumer une clope après avoir fait l'amour. À quoi pensent-ils ? Le bonheur qu'ils viennent de connaître ne devrait pourtant pas les pousser à fumer cette cigarette comme de piteux héros d'un jour, qui se retrouvent nez à nez avec une réalité devenue si décevante après l'extase amoureuse.
Le fauteuil en face de moi est vide. Il me suffit de faire venir quelqu'un pour entreprendre une conversation. Je cherche qui je pourrais bien inviter. Old Joe, le chameau de Camel ? Les pattes repliées, la bosse contre le dossier, la tête dressée vers moi au bout de son cou tendu. « Salut Old Joe ! »
Le chameau ne me répond pas. Il a gardé un air béat. Je crois n'avoir jamais vu de toute ma vie une telle expression, celle de la condamnation à la béatitude. Old Joe garde son secret, il représente l'éternité d'une époque que nous pouvons garder en souvenir, grâce à lui.
Brusquement, j'entends une voix qui me dit : « Pauvre type ! » C'est lui, c'est Old Joe qui vient de parler. Il a changé d'air, il a pris un air affreusement goguenard. Il a été trahi, il en veut à tous les fumeurs, même s'il ne le montre pas, même s'il garde son air bonhomme. Pour continuer d'exister, non seulement il doit se cacher, mais il doit supporter aussi des enveloppes mensongères. Car lui, Old Joe, il peut dire au monde entier qu'il n'a jamais fumé.
Old Joe est parti, le chien qui fume [Célèbre restaurant des Halles à Paris] le remplace. Ainsi passe le temps. Nous n'avons rien à nous dire. Je le regarde. Il a l'air de poser pour une séquence publicitaire. Il est inspiré. Sa cigarette se consume au bout de son museau. Il n'aspire ni ne rejette la fumée. Il est là, absolument là, comme s'il était en porcelaine fine. Régulièrement, il agite la tête durant quelques secondes. C'est un signe d'approbation. J'ignore ce qu'il approuve. Je cherche à lui dire quelque chose, je ne trouve rien. Il est de bonne compagnie. Il peut rester avec moi, je ne serai plus tout seul. Je me demande s'il a du plaisir à fumer. J'ai plutôt l'impression qu'il fume pour fumer, parce qu'il s'appelle le chien qui fume. C'est un nominaliste, il se contente de faire ce que les noms indiquent.
Le soleil s'est levé, il perce la brume. J'ouvre la porte d'entrée. Je n'aperçois pas encore le clocher de l'église. Demain, quand je rentrerai à Paris, je ne fumerai plus. Je dois partir au Brésil. Le temps passé en avion m'aidera à maîtriser mon envie. Je range mes affaires, je me prépare à quitter la campagne.
Manque de chance, en triant mes papiers dans un tiroir, je tombe sur un cigare. Un gros cigare que j'ai oublié là un jour. Je le tiens dans ma main, je songe à le jeter à la poubelle. Je ne le fais pas. C'est un cigare de la Havane. Je le sors de son étui, je le passe sous mon nez, il a gardé son arôme. Il y a si longtemps que je n'ai pas fumé de cigare. Je l'allume, je tire quelques bouffées, je ferme les yeux. Je m'assieds de nouveau dans le fauteuil. Il me faut apprécier ce que je fumerai plus tard, lorsque j'aurai cessé de consommer des cigarettes.
VI
Les arguments que nous pouvons nous donner pour arrêter ou continuer de fumer demeurent aussi valables les uns que les autres. Ils finissent par devenir les litanies d'une légitimation trop convenue. Il faudrait que je trouve un autre moyen qui me sorte de ce cercle vicieux, qui m'empêche de pratiquer l'autojustification comme une véritable manie. Un moyen qui viendrait, pour ainsi dire, frapper de l'extérieur mes propres constructions mentales, briser le carcan de mes bonnes raisons, un moyen qui serait également dépourvu de toute intention morale. Je songe à l'acupuncture, ou mieux, à l'hypnotisme.
Je suis allé voir, il y a quelques années, un acupuncteur qui m'a planté des aiguilles en différents endroits du corps. Il est vrai qu'à l'époque, je n'étais pas déterminé à en finir avec les cigarettes. Je voulais apprécier quel pouvoir avait un acupuncteur sur ma tenue mentale. Je sais que j'aurais dû tenter l'expérience avec davantage de conviction, même si je croyais en l'efficacité possible de l'acupuncture.
Je suis resté une dizaine de minutes étendu dans la pénombre d'un cabinet, des aiguilles sur le cuir chevelu, sur les oreilles et les orteils. J'ai attendu en fermant les yeux que l'envie de fumer sorte de mon corps, qu'elle s'évanouisse en ne laissant aucune trace. J'ai pensé que là où s'était produit l'impact des aiguilles, là serait le lieu de l'extirpation du mal. Je me souviens avoir ridiculisé stupidement l'acupuncture en l'assimilant dans ma tête à une affaire d'ensorcellement.
Demain, lorsque je serai au Brésil, je tenterai l'hypnotisme avec un ami qui souhaite m'aider. Je dois être en état de suggestion, ne pas chercher à résister.
Arrivé à Rio, je suis entré dans un kiosque pour acheter un paquet de Marlboro. Ici, il n'y a pas l'inscription devenue rituelle sur le dos du paquet, Fumer tue, mais différentes photographies qui montrent avec un affreux réalisme les conditions déficientes du corps de celui qui fume. Un homme, torse nu, exhibe les cicatrices de son cancer du larynx, une sonde placée devant ses narines prouve qu'il a bien du mal à respirer, à avaler de la nourriture, son regard apeuré exprime sa tristesse irrémédiable, celle d'un être condamné à demeurer pour l'avenir dans cet état pitoyable. Sur un autre paquet, il est écrit que fumer provoque chez la femme une interruption brutale de la grossesse : un embryon de sept ou huit mois, mort, est enfermé dans un bocal. Un homme obèse, vêtu d'un short, montre sa jambe coupée : fumer provoque des maladies vasculaires qui entraînent l'amputation...
Pareils portraits ne semblent pas modifier la détermination des fumeurs, comme si de telles représentations de l'horreur ne stimulaient pas davantage leur angoisse. J'oubliais : sur un paquet, il y a tout de même cette inscription : Fumer rend impuissant. Elle est illustrée par une cigarette qui se consume toute seule, la cendre qui n'est pas encore tombée s'incline de plus en plus. Un mouvement suggestif, vision métaphorique de ce qui pend au nez du fumeur chronique. L'éternelle invocation de la peur si masculine de devenir impuissant. Car les femmes ne semblent pas concernées par un tel risque, à moins que le tabagisme ne provoque l'affaiblissement de la libido sans distinction de sexe.
J'ai donc décidé d'être hypnotisé. L'ami chez lequel je suis installé pour une dizaine de jours a souvent pratiqué l'hypnose. C'est un anthropologue qui n'a pas abandonné les pratiques animistes malgré ses recherches savantes. Je lui fais confiance, je crois en son pouvoir, même si j'en ris avec lui.
J'ai remarqué que les sorciers, ceux que j'ai connus, rient beaucoup, ils aiment montrer qu'ils sont eux-mêmes étonnés que tout ça marche. La puissance de la croyance demeure toujours surprenante quand elle esquive avec subtilité la voie de la rationalité. Elle se suffit à elle-même, elle n'a pas besoin de se mesurer aux compétences que requiert le savoir.