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La manière de répandre la fumée de sa cigarette autour de soi est devenue un viol de l'espace public. Le fumeur est un criminel, mais il est aussi un violeur parce qu'il s'approprie un territoire qui ne lui appartient pas. Il impose sa loi en simulant quelque attention à l'égard d'autrui pour jouer les séducteurs. Comble du vice : on a toujours l'impression qu'il lui faut un espace vierge pour jouir de sa cigarette comme si c'était la première. Il n'ose plus envoyer sa fumée dans les yeux des femmes, ce n'est plus le signe intempestif d'une déclaration d'amour. Il l'envoie de côté, il envahit l'espace par les alentours, et ses petits nuages de fumée tentent d'en rejoindre d'autres pour former des anneaux de complicité.

Désormais l'espace public a été conquis par les non-fumeurs, les fumeurs n'ont qu'à bien se tenir, ils sont sous haute surveillance. Les signes de tolérance se font rares. Dans un restaurant, le tenancier a fabriqué des pancartes en carton qu'il accroche au mur, au-dessus de la tête des clients. Sur le recto, il est écrit : Espace fumeur, sur le verso : Espace non-fumeur. Lorsque les clients fument, il utilise le recto ; lorsqu'ils ne fument pas, il retourne la pancarte.

Hélas, aux subtilités du civisme s'est substituée la rigueur du moralisme. On aurait pu imaginer une société dans laquelle la prévenance eût été l'arme de la bonne entente, mais la discrimination exacerbée semble demeurer la règle essentielle du maintien de la communauté.

Qui a vraiment le pouvoir ? Les fumeurs ou les non-fumeurs ? Vous l'avez toujours eu, disent les non-fumeurs, c'est à notre tour de l'avoir ! Vous nous avez pollué la vie pendant des décennies, c'est à notre tour de vous pourchasser. Nous ne sommes pas intolérants, nous sommes assurés d'avoir raison. Les arguments que vous osez encore nous donner, vous les fumeurs, nous les tenons pour nuls et non avenus, les nôtres sont légitimes et bienvenus. Donc, c'est la guerre.

La raison est du côté des non-fumeurs, mais elle ne leur suffit pas, ils veulent la guerre pour exercer leur « nouveau » pouvoir, celui de rendre coupable le fumeur qui tue. Ce dernier doit se persuader qu'il est voué à disparaître, que ses moyens de défense sont insensés au regard des normes établies sur des fondements scientifiques pour gérer un nouvel espace commun sans fumée.

Parfois, il faut tout de même le reconnaître, l'intelligence du non-fumeur se manifeste par son absence d'interdit. Elle ne vient point de sa tolérance ostensible, elle tient plutôt d'une résistance manifeste à la terreur. Le fumeur est sympathique aux yeux du non-fumeur récent parce qu'il garde, malgré sa dépendance, une certaine liberté à l'égard du terrorisme moral qui vise son extermination. Le non-fumeur récent sait qu'il a changé ses manières d'être au monde, qu'il n'est plus le même depuis qu'il a cessé de fumer. Au-delà des bonnes raisons qu'il avait de ne plus fumer, il se souvient que le jour où il a allumé sa dernière cigarette, il a assumé l'arbitraire de son choix. Mais il sait surtout que les non-fumeurs qui aboient les règles morales de la discrimination pourraient bien le faire en d'autres circonstances plus inquiétantes encore.

De la fenêtre, j'aperçois la forêt, j'observe la variation des teintes vertes ou ocres des arbres en me disant que les premiers signes de l'automne ont fait leur apparition. Je pense alors que si je ne fumais pas, je pourrais mieux m'abandonner à la contemplation de la nature. Mon regard serait capté par ce qui se présente à lui sans que je décide de ce que je vois. J'imagine un monde sans volonté individuée, un monde dans lequel les intentions pousseraient comme des fleurs, s'épanouiraient pour s'éteindre en laissant leur place à d'autres desseins plus obscurs que nous ne connaîtrions pas. Je l'ai vue mille fois, cette route qui entre dans la forêt, je peux fermer les yeux et en faire le tracé comme si je la voyais encore. Je l'ai vue derrière des volutes de fumée, elle était devenue plus floue, comme dans un léger bougé au cinéma. Ne plus voir les choses derrière cet écran de fumée. Choisir un regard qui ne serait plus sous l'effet de la nicotine pour laisser le paysage se construire tout seul.

Il y a ce leurre : découvrir une autre jeunesse. Marcher le long de la rivière au petit matin, aspirer l'air frais, le laisser entrer dans les poumons, gonfler la cage thoracique avant d'expirer. Avoir l'impression de vivre son propre corps comme un objet de la nature, comme un arbre, comme une fleur, ou plutôt comme un oiseau. Le bonheur d'être pénétré par la nature elle-même. Ainsi devrais-je penser avoir durant toute mon existence préparé la noirceur présente de mes organes. Pourquoi faudrait-il que je déteste ce que je suis aujourd'hui pour découvrir une autre jeunesse ?

Il paraîtrait souhaitable de croire que celui qui vient d'arrêter de fumer soit sous le coup d'une révélation. Il découvrirait la joie du salut comme un jeune initié qui fait son entrée dans une secte. Tout ce qu'il a vécu auparavant serait comparable à une longue période d'aveuglement, à ce temps durant lequel il n'aurait jamais su qu'il avait en lui la force de vivre à pleins poumons. La sortie du tunnel. Et derrière soi, l'horreur de l'encrassement. Pire que la guerre. Mais pourquoi la société a-t-elle laissé tant de gens mourir à petit feu ? Pourquoi ces centaines de milliers de cadavres de fumeurs ? Pourquoi un tel désastre opéré de manière si insidieuse par consentement mutuel à la crémation des organes ? Comment une société a-t-elle été capable de provoquer la mort en hécatombe de ses propres membres en orchestrant la publicité d'un produit qui tue ? Ces questions laissées sans réponses demeurent à l'origine de l'étrange perversité des pouvoirs publics qui ont habilement réussi à se dédouaner de leur responsabilité présumée. Si tous les morts, qui l'ont été à cause du tabagisme, étaient encore vivants, les caisses de retraite seraient dans l'impossibilité de leur assurer une survie décente. En faisant cette hypothèse, il est vrai qu'on finirait par croire qu'une société est idéale quand elle est apte à gérer la durée de vie de ses membres.

De fait, certains philosophes nous ont déjà alertés : la gestion bio-politique de la vie humaine se profile comme la destinée inéluctable de notre modernité. Une société pourrait s'octroyer le droit de vie ou de mort sur les individus qui la composent. Les médecins seraient en mesure de refuser une intervention chirurgicale sur le corps d'un fumeur récidiviste puisque celui-ci coûte trop cher à la Sécurité sociale. Les gens qui refuseraient de se plier aux règles de survie édictées par les pouvoirs politiques seraient peu à peu condamnés à disparaître. Triompherait un état d'exception général dans lequel la bonne conduite de l'individu deviendrait la garantie de sa durée de vie ainsi programmée. Comment un fumeur aurait-il droit à la vie puisqu'il tue les autres et qu'il pollue l'environnement ?