Immobile, j'ai regardé la nuit sans étoiles, j'ai pris peur. Je ne devais pas rester là plus longtemps. Je me suis soulevé, le sable est tombé de côté, j'ai hurlé que je voulais fumer une cigarette. Personne n'était en mesure de me l'interdire. Je suis sorti de ma bière, j'ai marché jusqu'au bout de la plage, j'ai découvert un baraquement mal éclairé, je suis entré à l'intérieur, il y avait une grande pièce où des personnes assises sur des vieux tapis fumaient. Ces personnes ne parlaient pas, elles semblaient épuisées par un long voyage. Je suis resté debout près de la porte. Si je m'étais assis, j'aurais eu l'impression de me mettre moi aussi à attendre dans cette pièce obscure et délabrée. Attendre avant de retourner à ma place, je ne le voulais plus. J'avais retrouvé la force de partir, je savais que je ne subirais pas de représailles. C'était mon droit de partir. Je n'avais qu'à prendre la décision de le faire. Il me fallait pourtant un certain courage.
J'ai traversé la plage pour aller la chercher. Elle ne m'avait pas vu me lever. Peut-être avait-elle déjà fermé les yeux. Je craignais de ne pas reconnaître son cercueil. Je n'osais pas regarder de trop près tous ces visages tournés vers le ciel ténébreux. Quand je l'ai retrouvée, je me suis agenouillé auprès d'elle, j'ai écarté le sable qui la recouvrait, je lui ai dit que nous devions partir. Elle s'est levée. Elle était déjà très affaiblie. Pourquoi était-elle si disposée à mourir ? Nous avons marché longtemps, je l'ai portée dans mes bras. Et loin, très loin, nous nous sommes couchés sur le sable en attendant que le jour se lève, en fumant.
Est-il si inconséquent de croire que le désespoir lui-même puisse partir en fumée ? Pourquoi le désir de vivre coïncide-t-il, chez le fumeur, avec l'envie d'allumer une cigarette ? Et si pareille envie lui apparaît comme un instant de bonheur, c'est qu'elle ne peut pas être la négation d'un amour de la vie. Nous sommes surtout effrayés par la consommation effrénée de cigarettes qu'entraîné la montée de l'angoisse quand fumer devient la seule manière de s'abandonner au vertige d'une compensation toujours vouée à l'échec. Lorsque j'ai une insomnie, que je me lève à quatre heures du matin, je bois un café, je fume une cigarette. Celle-ci rompt la violence de l'éveil. Je pourrais m'installer dans un fauteuil et lire, j'entrerais dans un autre monde qui me ferait oublier le mien. L'impression de connaître un temps indéfini, un temps qui n'a pas de sens, me pousse à rester là, livré à des pensées fugitives, en attendant le retour du sommeil. Tous les gestes, que je répète sans même y réfléchir, calment les effets angoissants de cette veillée obligée. Si je ne les faisais pas, je resterais désemparé. Fumer une cigarette à cette heure de la nuit fait partie de ces marottes auxquelles nous n'accordons aucune attention particulière, puisqu'elles s'accomplissent justement pour chasser notre pensée. Au fond, l'addiction n'est peut-être pas aussi désastreuse qu'on veut nous le faire croire, elle est devenue au fil du temps le fruit mûr de nos vieilles habitudes. Personne n'est en mesure de critiquer le fait d'être dépendant de petites manies. Quand celles-ci ne sont pas désagréables au regard des autres, elles semblent même faire notre charme. Ce que nous devrions prendre pour une dépendance peut tout aussi bien ressembler à une gracieuse habitude que nous avons forgée au cours de la vie avec un certain bonheur.
Le chat est entré dans la pièce où je me trouve. Il me regarde, j'imagine qu'il se demande ce que je fais là au milieu de la nuit. Lui, il n'a qu'à suivre ses instincts. Il a des manies, certes, comme tous les autres chats, mais celles-ci lui ressemblent tellement qu'il ne serait plus lui-même s'il dérogeait à l'une d'entre elles. Ses manies, c'est lui, même si elles sont similaires à celles que manifestent d'autres chats. Jamais je ne songerai que sa façon de s'avancer avec une si belle nonchalance vers son écuelle pleine de lait puisse être prise pour l'effet d'une addiction. Pourtant, je ne dirai pas qu'il lape son lait comme je clope, bien qu'en le regardant de plus près, j'estime que nous le faisons de la même manière en manifestant le plaisir indéniable qui se love au cœur de la routine. Sa sagesse lui vient du fait que, s'il a fini de boire son lait, il ne recommencera que beaucoup plus tard. Je devrais en faire de même, je devrais attendre des heures, sans y penser, avant de prendre une autre cigarette.
Le chat vient de partir. La souris en profite pour sortir de son trou. Elle avance sur le parquet. Elle est aux aguets. Elle cherche à grignoter quelque chose. Je ne bouge pas. A la différence du chat, elle doit quérir sa nourriture par tous les moyens. Elle se glisse dans les cavités les plus exiguës, elle rogne le bois des meubles, elle tourne autour de l'évier dans la cuisine, elle absorbe les miettes de pain. La souris passe son temps à courir après ce qui lui fait défaut. Elle aussi ignore l'addiction puisqu'elle répond aux seules déterminations de son instinct. Je ne peux cependant pas lui attribuer un comportement obsessionnel, bien que ses manières de procéder me fassent songer aux compulsions que j'aurais moi-même ou que je constate chez les autres.
Le chat est revenu. Il a attrapé la souris. Elle est à moitié morte, elle se tortille sur le plancher, il la prend une seconde fois, il la lance devant lui, il lui donne un coup de patte pour qu'elle remue. Elle est inerte. Il la croque. Je l'entends la croquer. J'allume une cigarette. Je vois alors le chat retourner vers son écuelle, il se met à laper des traces de lait qui restaient dans son écuelle, comme si moi, je rallumais un mégot. Sans doute est-ce pour se rincer la gueule. Ou bien, il l'a fait comme on fume une moitié de cigarette après une lutte inégale, une lutte sans victoire, ce genre de lutte qu'on répète pour satisfaire la logique imperturbable du déterminisme de l'espèce. Une moitié de cigarette qui pue, qui fait tousser et cracher. Le goût horrible à partir duquel l'envie de fumer est malmenée : le mauvais goût du tabac refroidi.
J'irais bien me recoucher, le sommeil ne viendrait pas. Je décide tout de même de m'étendre sur le lit. J'écoute le silence de la nuit. Pensées fugitives. J'ai laissé la lampe de chevet allumée. Les lueurs de l'aube ne devraient pas tarder. Que ma joie demeure... Palpitations de tendresse, le cœur qui bat, la vie revient, elle réchauffe le corps, donne le sourire. Une douceur lente à naître, une douceur qui ravit. Et là-bas, un paysage lunaire, sans la moindre aspérité.