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Mission Congo
Au CPIS, j’effectue les deux formations principales. La formation de guerre spéciale d’abord, lors de la première année, qui représente la capacité de base — c’est un peu le b.a.-ba, l’apprentissage de la marche pour un enfant. Ensuite, il s’agit d’apprendre à parler — pour l’équipier, cela veut dire être formé comme moniteur combat spécialisé. Normalement, tous les équipiers du CPIS sont MCS. En fonction de leur niveau de compétence et des formations annexes qu’ils ont suivies, les agents disposent du brevet or, argent ou bronze. Comme je l’ai déjà dit, la caractéristique du CPIS, c’est que le chef de détachement n’est pas obligatoirement l’officier le plus gradé, mais l’équipier le plus compétent. Lors d’une opération sur le terrain, si par exemple un sous-officier a la formation la plus adaptée au profil de la mission, c’est lui qui prend les commandes et donne les ordres, fût-ce à un colonel. Telle est la règle.
Au centre, l’équipier est formé pendant toute la durée de son affectation. Il doit maîtriser une langue étrangère. Il commence par la formation MCS initiale lui donnant le brevet bronze et lui permettant de participer à des missions types au sein de détachements. Après ce tronc commun il suivra des stages pour gravir les niveaux de compétence au sein de sa spécialité. Ce peut être l’insurrection, la protection des sites et des personnalités, le renseignement et la gestion de réseaux, voire tout cela à la fois si l’équipier reste assez longtemps en service à l’unité.
Je commence la formation aux milieux insurrectionnels, qui se prolonge de nombreux mois, entrecoupés de microstages. Elle me met littéralement les neurones en ébullition. J’apprends comment est organisée une guérilla, un mouvement de résistance. Je découvre l’importance de la logistique, de la communication. Le glamour de la révolution cubaine, par exemple, ne doit rien au hasard. Fidel Castro, son uniforme vert olive, sa barbe broussailleuse et son havane vissé à la bouche ont d’abord séduit… Herbert Matthews, l’envoyé spécial du New York Times ! L’article qu’il a consacré à la guérilla cubaine, publié le 24 février 1957, lui a fait une publicité décisive. Surévaluant largement le nombre des guérilleros et la qualité de leur armement, le journaliste dressait le portrait d’un révolutionnaire social-démocrate et anti-impérialiste, mais nullement antiaméricain. Un mythe était né. Partisans, maquisards, miliciens armés, l’univers insurrectionnel me passionne. Je rencontre ce qui m’a toujours attiré mais que je ne savais pas nommer à l’époque. J’observe d’abord qu’il y a un certain nombre de fondamentaux dans toutes les insurrections, des paramètres invariables. Perte de crédibilité de la classe politique, incapacité à résoudre les problèmes sociaux, fébrilité de l’État face aux devoirs régaliens, appauvrissement de la population, multiplication des scandales d’État, utilisation abusive des forces de l’ordre et des armées pour imposer l’ordre public ou rétablir le calme sont les symptômes permanents de l’imminence insurrectionnelle. Dans les temps de crise que nous traversons en Europe, il n’est pas incongru de faire le parallèle. J’ai entendu à plusieurs reprises des hommes politiques français de tout bord faire allusion à une situation qualifiée de « pré-insurrectionnelle ». Je suis malheureusement d’accord mais pour autant je n’arrive pas à être inquiet.
J’apprécie la formation guérilla parce qu’elle est très tournée vers le terrain et l’humain. Passé les quelques dizaines d’heures de théorie en salle, le programme comporte de nombreuses restitutions. Les équipiers créent une base guérilla grandeur nature, l’activent et la font vivre comme le feraient d’authentiques guérilleros. D’un côté, les acteurs, des équipiers du CPIS déjà formés ; de l’autre, les joueurs, des équipiers en cours de formation, encadrés par leurs instructeurs. L’intégralité du centre est dédiée à l’exercice. C’est la culture du CPIS : pas question d’aller s’exercer au centre national d’entraînement des commandos, nous n’utilisons que nos effectifs et nos moyens. Encore une fois, nous sommes une grande famille, qui se recrute elle-même et se forme elle-même, de façon autonome.
Les fois suivantes, nous installons d’autres bases guérilla, cette fois à l’extérieur. En forêt, dans la jungle — le milieu de prédilection de la guérilla — et même en montagne, où nous construisons des igloos en hiver. Je trouve exaltant de travailler dans cet univers. Je suis bien décidé à faire de la formation insurrection/contre-insurrection mon cœur de métier. Je finirai par être reconnu dans ce domaine et je dirigerai pendant quelques années la cellule dédiée à ce sujet. Voilà comment je vais mener plusieurs missions extrêmement valorisantes au Kosovo et en République démocratique du Congo (RDC), qui sont les applications directes de nos formations.
Nous sommes au début des années 2000. Le Congo est particulièrement instable et un personnage inquiète les autorités françaises : Jean-Pierre Bemba. En 1997, ce dernier s’est exilé lors de la prise du pouvoir par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFLD) menée par Laurent-Désiré Kabila. Puis, en 1998, il a créé le Mouvement de libération du Congo (MLC) et son bras armé, l’Armée de libération du Congo (ALC).
Parmi les nombreux rebelles, Bemba est de loin le plus puissant, l’opposant le plus sérieux à Kabila. Il a établi son quartier général et positionné son armée dans la province de l’Équateur, à l’extrême nord du Congo, juste en dessous de la République centrafricaine (RCA). Le leader du MLC est bien décidé à prendre le pouvoir. De son côté, la France, qui soutient Kabila, souhaite à tout prix éviter la guerre, consciente qu’il ne pourrait s’agir que d’un carnage. La diplomatie tricolore entend donc faciliter les négociations entre Kinshasa et la rébellion. Ma mission commence ici, nous serons deux sur le coup.
Je prépare ma légende avec un autre équipier. Je dois tout apprendre sur Jean-Pierre Bemba : qui est-il, quels sont ses origines, sa famille, son cursus universitaire, son parcours politique ? Pourquoi a-t-il décidé de prendre les armes contre Kabila plutôt que de se battre avec des moyens politiques ? Les analystes de la DGSE me préparent des dossiers. Je les ingurgite.
Je rends visite au spécialiste en charge de la zone, un type aussi cultivé qu’un rat de bibliothèque : « J’ai besoin d’en savoir plus. » L’officier en question vient directement nous faire classe. Il y a beaucoup de choses à retenir. J’ai l’impression d’être à nouveau à la corniche, de bachoter. À côté de ça, comme d’habitude, je dois mémoriser ma légende, nom, adresse, entourage, passé, etc. Les meilleurs experts se relaient pour nous apporter tout le background, mais personne n’est capable de nous révéler la formule magique : comment empêcher Bemba de marcher sur Kinshasa ? Comment convaincre un chef rebelle à la tête d’une armée aussi bien équipée qu’entraînée de déposer les armes pour se cantonner à la lutte politique ? Seule certitude, il y a urgence !
Enfin, le Quai d’Orsay nous avertit qu’un ancien ministre congolais passé dans les rangs du MLC est en visite à Paris. Je le rencontre avec mon coéquipier. Sous identité fictive car c’est l’usage, mais sans lui cacher que nous appartenons au service Action. Ce proche de Bemba se montre très coopératif et nous aide à organiser notre déplacement pour rejoindre son chef en pleine jungle, au Congo. Nous nous envolons pour l’Afrique. La mission est sérieuse : Bemba n’a rien d’un tendre, il est en position de force et ne se laissera pas facilement persuader.