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Jean-Pierre Bemba a établi son PC à Gbadolite, un point perdu sur la carte, entouré par la forêt vierge à perte de vue. La petite ville, blottie à une douzaine de kilomètres au sud des rives de l’Oubangi, est célèbre dans la région pour être la terre natale de l’ancien président et dictateur du Zaïre — ex-Congo —, Joseph-Désiré Mobutu dit Mobutu Sese Seko. Gbadolite n’était à l’origine qu’un hameau de quelques cases. À grands coups de bulldozer, Mobutu l’a transformé en une cité luxueuse surnommée le Versailles de la jungle. Il a fait construire un barrage et une centrale hydroélectrique sur la rivière Oubangi — il tenait à ce que les habitants de Gbadolite puissent jouir de privilèges comme l’électricité, alors que le reste du pays manquait de tout… — , trois palais immenses et même une piste d’atterrissage pour le Concorde ! Mobutu prenait un malin plaisir à inviter les chefs d’État étrangers à Gbadolite plutôt qu’à Kinshasa.

Nous arrivons via Bangui en Centrafrique, où un petit avion de Bemba nous récupère. De mon hublot, j’aperçois enfin la longue piste en béton armé, comme une saignée au milieu de la canopée vert émeraude. Alors que l’avion entame sa descente, je me répète la ligne de conduite que je me suis fixée : ne prendre parti ni pour Bemba ni pour Kabila, mais tout faire pour éviter un bain de sang.

Une nuée de papillons multicolores s’agglutine sur l’herbe humide en bord de piste. Sous ces latitudes, l’été est humide et perpétuel. Il fait moite et chaud, ma chemise se plaque aussitôt à mon torse, elle ne s’en décollera plus du séjour. Le sol craque comme un vieux parquet aux lattes usées. Sauf que… ce sont des rampants que j’écrase. Je foule un sol surpeuplé. Ici, les insectes sont énormes et prolifèrent. Je n’ai pas la phobie des invertébrés, mais je sais qu’ils peuvent être à l’origine de maladies infectieuses graves. Je chasse quelques moutmouts qui m’ont pris pour cible — des abeilles aussi minuscules que des moucherons, qui ne piquent pas mais qui butinent la sueur et le sébum pour en faire du miel.

À mon entrée dans la ville, je suis saisi par la splendeur des lieux et du panorama. La somptueuse résidence chinoise en marbre vert de l’ex-dictateur a été laissée vide, ainsi que tous ses autres palais. Jean-Pierre Bemba, lui, a élu domicile avec sa famille, qui lui rend visite de temps en temps, dans une villa. Rien d’extraordinaire dans ses logements. La bâtisse et son mobilier sont sobres et fonctionnels. Un simple gardien monte la garde devant la maison de ce village inondé de végétation primaire. Plusieurs milliers d’espèces végétales s’épanouissent dans cette jungle. Trois grandes forêts tropicales se partagent la planète : celles d’Amazonie et d’Indonésie reculent sous les coups de boutoir des agriculteurs en quête de nouvelles terres à cultiver ; celle du bassin du Congo est encore à peu près protégée. D’ici, le leader du MLC gouverne toute la province de l’Équateur, grande comme la France.

Bemba nous attend dans son salon. C’est un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix, terriblement impressionnant. Il me dépasse d’une demi-tête et doit peser cent quarante kilos. Il sait que nous sommes de la DGSE mais, bien sûr, il ignore nos véritables identités. Je lui tends la main, il la broie chaleureusement. L’homme est cultivé, il a effectué ses études secondaires au collège Boboto à Kinshasa, puis ses études supérieures à Bruxelles, où il a obtenu une licence en sciences commerciales et consulaires. Bemba s’exprime dans un français châtié, mais je sais que se cache un redoutable chef de guerre derrière le fin diplomate. Un homme qui a su mobiliser des combattants et faire de la grande province de l’Équateur une zone de rébellion inaccessible pour les troupes gouvernementales.

En 2002 et 2003, le chef de l’Armée de libération du Congo a prêté main-forte à Ange-Félix Patassé, menacé par la rébellion du colonel François Bozizé en République centrafricaine. Après les combats, des accusations de viols, de pillages en règle et de cannibalisme pleuvent. Les Nations unies soupçonnent les combattants de l’ALC de s’être livrés à ces crimes. Une enquête est ouverte.

Bemba dirige ses soldats d’une main de fer. S’il levait l’index pour lancer l’opération de conquête de Kinshasa, ses troupes hisseraient le drapeau de l’ALC sur la capitale de la République démocratique du Congo en quelques jours. C’est en tous les cas ce que tout le monde redoute. Nous sommes là pour évaluer la situation et tenter de trouver une voie pour un règlement pacifique du problème entre lui et Kabila.

Les jours, les semaines passent. Je connais JPB de mieux en mieux. Je devine de plus en plus jusqu’où je peux aller dans mes conseils, dans mes mises en garde. Je sais flirter avec son seuil de tolérance : « Jean-Pierre, la guerre, personne n’en veut ! Attaquer Kinshasa, c’est une stratégie à court terme. Tu passeras pour le méchant. Enfile ce costume et tu auras tout le monde sur le dos : la France, la Belgique, l’Angleterre. » Je vois qu’il m’écoute attentivement, j’ai ouvert une brèche et je m’y engouffre : « Même si tu as les moyens de résister dans ton pays contre des corps expéditionnaires français, c’est un très mauvais calcul, car tu n’auras plus aucun poids sur la scène internationale. » Il me regarde longuement. Je sens que mes avertissements font mouche.

J’arrête là, car il ne faut jamais pousser trop loin son avantage. Je reviendrai à la charge demain. J’ai déjà été on ne peut plus direct. Bien entendu, je suis persuadé de la légitimité de ma mission : personne ne veut d’un bain de sang et si JPB mettait ses menaces à exécution, il gagnerait peut-être à court terme mais serait défait rapidement une fois installé au palais de Kinshasa. Je comprends que la France n’a rien contre lui mais elle a déjà fait un choix en reconnaissant Kabila. Il n’est pas question pour moi d’avoir un avis sur le sujet, je veux simplement essayer d’amener JPB à prendre conscience que son tour pourrait aussi venir, plus tard, après Kabila, pour peu qu’il montre aux internationaux qu’il en a l’envergure.

Les mois se succèdent, l’été laisse la place à l’hiver, mais les températures ne baissent pas et la moiteur reste la même. Je marque des points, Bemba se range de plus en plus à mes arguments. Il est temps de planter une graine dans son esprit qui, j’espère, germera rapidement : le dialogue intercongolais. Lors d’un petit déjeuner, à l’heure où la foule de conseillers et de généraux qui gravitent autour de lui n’a pas encore parasité son esprit, je me lance : « Kabila ne fait pas l’unanimité. Il ne pense qu’à lui et suscite beaucoup d’opposition. C’est un projet de longue haleine, mais tu pourrais coaliser l’ensemble du Congo contre lui. » Surtout, ne rien imposer. Je soumets l’idée et je lui demande juste d’y réfléchir. Doté d’une grande intelligence tactique, Bemba comprend très bien : je lui propose d’entrer dans le jeu politique et de transformer le MLC en un authentique parti.

Laminer Kabila par les urnes ? Ce n’était pas son projet initial, mais il marche ! Il fonce même, et je vais l’aider à réussir car je pense sincèrement qu’il peut y arriver. Je l’ai vu se comporter avec ses hommes et avec la population, qu’il aime sans l’ombre d’un doute. Il y a un petit côté sentimental dans ce géant. Il rêve d’un avenir pour le Congo qu’il me décrit en long en large et en travers. Il connaît parfaitement les moindres recoins de ce gigantesque pays de la région des Grands Lacs. Il connaît les peuples qui le constituent et parvient à se faire reconnaître voire apprécier dans des contrées dont il n’est pas originaire. Reste à faire en sorte que JPB puisse faire l’expérience de la gouvernance et qu’il puisse montrer sa capacité à se projeter dans une vision nationale. Il nous faut le convaincre de ne pas tout gâcher en fondant sur Kinshasa. Les tentations sont fortes et pourtant il se laisse aller à croire que je peux avoir raison.