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Ma mission dure trois ans, durant lesquels j’effectue plusieurs allers-retours entre la France et le RDC. Organiser le dialogue intercongolais : la tâche est immense, qui consiste à fédérer, parfois à réconcilier les multiples minorités de ce territoire gigantesque meurtri par des décennies de guerre. C’est un travail de fourmi — l’expression ne saurait être mieux choisie car la fourmi est justement le symbole du MLC — qu’il faut mener sur plusieurs continents. Cela nécessite de faire intervenir des diplomates, d’organiser des sommets et des conférences. L’avantage, c’est que la France dispose d’un réseau diplomatique unique, le deuxième au monde derrière les États-Unis.

Le dialogue intercongolais ? Joseph-Désiré Mobutu, un temps, avait tenté de s’engager sur cette voie, avant de rebrousser chemin tant elle semblait impraticable. Bemba, le puissant chef rebelle, connaît cette histoire et mesure toute la difficulté de son choix. Le chemin du dialogue intercongolais — celui de la réconciliation nationale — est plus périlleux que celui des armes, mais il aurait le mérite d’inscrire pour toujours Jean-Pierre Bemba dans l’histoire du Congo, en tant que « père de la Nation ». Un destin plus glorieux que celui d’énième chef militaire putschiste, non seulement méprisable d’un point de vue moral, mais également anonyme tant il ne ferait de lui qu’un nom parmi d’autres sur une liste déjà interminable. C’est vrai, le chef de l’ALC et ses soldats sont accusés d’avoir commis des atrocités et je ne suis en mesure de dire ni si cela est vrai ni si cela est faux. En revanche, je peux attester que Jean-Pierre Bemba fait preuve d’un réel dévouement vis-à-vis de son pays. C’est un authentique homme d’État, qui souhaite sincèrement fédérer la République démocratique du Congo.

Désormais convaincu de l’intérêt du dialogue intercongolais, Bemba se lance à corps perdu dans le projet. Mon équipier et moi y croyons aussi à cent pour cent. Le paramètre diplomatie est essentiel dans cette entreprise et c’est ce qui nous stimule. Il ne s’agit pas d’une mission « action », il n’est nullement question de violence. En caricaturant, nous ne sommes là pour étrangler personne. Au contraire : pendant des semaines, des mois, je plaide pour le dialogue, je mets en avant l’intérêt que le MLC pourrait trouver à déposer les armes. Et j’obtiens gain de cause grâce à ma capacité d’empathie, mes arguments et ma force de conviction. Exit le cliché tatouages-gros biceps : le secret du SA n’est pas la fibre musculaire, ce sont les neurones.

Pendant trois longues années, ce sont donc des palabres, de la psychologie. Je ne suis pas en tenue militaire, je ne suis pas armé, je suis un agent secret qui mène une mission de diplomatie secrète. Les conditions de vie sont correctes mais le climat éprouve les organismes. La pluie tropicale ne nous épargne pas. Avec mon équipier, nous dormons à Gbadolite, dans une villa que Bemba a mise à notre disposition. Les heures de sommeil sous la moustiquaire ne sont pas les plus reposantes au monde. En pleine jungle, les nuits sont noires et terriblement bruyantes. La forêt respire, elle s’anime, ruisselle, s’ébroue, tremble au rythme des pas des milliers de bêtes qui la parcourent. Les Pygmées, rois de cet univers sylvestre, sont les seuls à oser s’y frotter quand le soleil a disparu à l’horizon. Ils en connaissent tous les secrets et survivent pieds nus là où une paire de solides chaussures rend l’âme en quelques semaines… La forêt congolaise est si pleine de vie qu’à chaque retour en France, les bosquets domestiqués de nos latitudes hexagonales me paraissent ressembler à des nécropoles.

Je vois Bemba tous les jours. Je prends le petit déjeuner avec le leader du MLC, je reviens un peu plus tard, puis encore et encore. Je suis désormais rentré dans son portrait. Les gardes connaissent les deux OT qui se relayent auprès de leur chef, et ne se formalisent plus lorsque nous demandons à voir Jean-Pierre. Nos rapports sont cordiaux et même parfois chaleureux, il me fait confiance. Je suis réellement motivé pour qu’il réussisse à instaurer le dialogue intercongolais et il sait que je suis sincère. Je suis en phase avec la cellule Afrique des Affaires étrangères qui se met maintenant à espérer que JPB pourrait préférer la bataille diplomatique au carnage militaire. Je sais désormais que mon domaine d’excellence se situe au cœur de cette formation insurrection/contre-insurrection. Je suis doué pour parler aux gens, j’ai un talent pour établir une relation de confiance et les convaincre. La relation n’est pas à sens unique.

J’apprends beaucoup de choses à Bemba et il m’en apprend aussi en retour. L’Afrique m’en apprend. Les arbres me fascinent ! Iroko, wengé, mukulungu… On raconte qu’en tisane, l’écorce de mukulungu est un Viagra naturel. Au point qu’un certain nombre de missionnaires européens, pour en avoir abusé, auraient souffert de priapisme ! La forêt est une pharmacopée extraordinaire. Les chamans et les medecine-men connaissent les propriétés de chaque feuille. Le mukulungu, par exemple, soignerait les problèmes de reins. Le mankala, lui, serait un antibiotique surtout utilisé par les femmes.

Je tombe amoureux de la forêt congolaise ; je m’y promène aussi souvent que possible, en prenant garde de ne pas m’y perdre. Elle est si vaste que sans repères, le plus grand risque n’est pas de finir dans l’estomac d’un prédateur, mais de tourner en rond jusqu’à mourir de fatigue, de soif ou de faim. Même au cœur de la jungle où tout semble fait pour déboussoler le visiteur, l’œil attentif s’initie pourtant, apprend à identifier des indices pour retrouver son chemin. Ici, un azobé où un coucal noir a fait son nid — cet arbre réputé pour son bois imputrescible sert à faire des écluses ou des terrasses de piscine. Là, un padouk, prisé par les luthiers qui le transforment en guitares, lorsqu’il ne termine pas sa vie en parquets. Ici, un moabi, reconnaissable entre tous : c’est l’un des plus grands arbres africains, au fût droit et cylindrique. Il croît d’abord très lentement à l’ombre de la canopée, jusqu’à ce qu’il accède à la lumière ; les rayons du soleil lui offrent alors une croissance accélérée. Ce géant des forêts peut mesurer jusqu’à soixante-dix mètres de hauteur et dépasser cinq mètres de diamètre. À maturité, sa large cime en parasol surplombe la canopée. Les chimpanzés et les éléphants se régalent de ses fruits charnus aux grosses graines riches en lipides. Pressés, ils fournissent une huile appréciée des villageois, tandis qu’un second bouillon libère une sorte de graisse végétale crémeuse, proche du beurre de karité, utilisée comme cosmétique par les femmes.

J’ai beaucoup marché, je me suis déshydraté. Je coupe une liane à eau d’un coup de machette et je la retourne pour recueillir le liquide qui s’écoule. Il est tard, il est l’heure de rentrer maintenant. Je ne suis plus très loin, je reconnais l’arbre à fourmis. Celles-ci agissent comme un organisme de défense pour l’arbre en le protégeant des insectes nuisibles, des animaux ou des hommes qui pourraient entrer en contact avec lui. Ce qui arrive parfois… quand des pygmées condamnent leurs congénères à y être attachés plusieurs heures durant ! Il faut ensuite dix jours de traitement pour les soigner.

J’entends les bruits du village et je distingue quelques lumières : je ne me suis pas perdu, les arbres m’ont indiqué le chemin du retour jusqu’à mon gîte. Je retrouve Bemba. Il a l’air préoccupé. Je ne sais pas pourquoi, mais je devine aisément. JPB est entouré d’une sorte de gouvernement, composé de généraux et d’anciens ministres congolais ralliés à sa cause. Je ne suis pas le seul à essayer d’avoir de l’influence sur le chef de l’ALC. Le lobby des militaires, qui effectue un patient travail de sape des arguments pacifistes, rêve de le convaincre de passer à l’attaque. Toute la journée, Bemba prend de multiples avis. Le reste du temps, il organise son armée — nourrir les hommes, les habiller, payer les soldes — et administre la province dont il a le contrôle. Il y a beaucoup à faire pour offrir à la population les services — l’eau, l’électricité, etc. — qui, en Europe, semblent le strict minimum et Bemba se démène pour installer un réseau téléphonique en pleine forêt.