Pendant ce temps, le dialogue intercongolais avance. Jean-Pierre Bemba se déplace pour rencontrer les autres mouvements d’opposition. Il parvient à fédérer une majorité d’entre eux, crée un grand parti.
Parallèlement, la machine DGSE s’active. La Direction du renseignement (DR) et la Direction de la stratégie (DS) prennent contact avec le Quai d’Orsay, qui active tous les réseaux d’ambassades. À chaque voyage du leader du MLC à l’étranger, j’organise des entrevues. Jean-Pierre Bemba rencontre de plus en plus de monde, des gens de plus en plus importants, des ambassadeurs, des diplomates, des ministres. Les chefs de poste de la DGSE le découvrent sous un nouveau jour et commencent à modifier leurs analyses à son égard. C’est bien parti, le géant des forêts a la cote. Sa stature imposante accompagne un discours posé, une posture diplomatique équilibrée, auxquels les observateurs se mettent à accorder du crédit.
L’heure sonne enfin d’organiser un premier sommet intercongolais à Kinshasa. Les représentants de nombreuses minorités de RDC sont présents, ainsi que les ambassadeurs de plusieurs pays. La France, via son réseau d’ambassades — et ses grandes oreilles, c’est-à-dire son renseignement —, connaît à l’avance l’ordre du jour des réunions, ainsi que les arguments des opposants à Bemba. Ma tâche consiste donc à préparer au mieux le leader du MLC : « Attention, Jean-Pierre, ils vont te poser telle question. » L’objectif, c’est non seulement qu’il ait toujours la parade, mais que ce soit lui qui impose le tempo. Je le préviens du mieux que je peux : « Il faut toujours avancer, faire un pas, être en avance sur eux. Tu dois systématiquement imposer quelque chose : “L’ordre du jour c’est ça, mais moi je veux ça.” »
Les réunions ont lieu et Bemba en revient très satisfait. Je peux même dire qu’il impressionne. « Bemba, c’est une sacrée pointure ! me glisse décontenancé un responsable de secteur à la DGSE. Il est fort, ce n’est pas du tout le gros costaud un peu bas de plafond que je redoutais ! » C’est vrai, JPB est une montagne, qui prend plaisir à se jouer des apparences en étalant aux yeux du monde son éloquence, son intelligence et son sens tactique.
Le premier sommet intercongolais est un succès. Jean-Pierre Bemba marque des points aux yeux de la communauté internationale. En quelques semaines, il troque le statut de puissant rebelle militaire contre celui d’alternative politique crédible en RDC. Ses adversaires l’ont bien compris, qui le redoutent désormais tant militairement que politiquement. Je suis ravi car je constate qu’il s’épanouit dans ce nouveau rôle. Le costume d’homme d’État que la France l’a aidé à se tailler correspond à ce qu’il souhaitait. Au lendemain de ce premier sommet, Bemba est persuadé — comme moi — qu’il va bientôt accéder au pouvoir par les urnes.
En face, Joseph Kabila est aux abois. Le président de la RDC envoie de plus en plus d’espions afin de découvrir ce que son opposant prépare. La vie de Bemba est-elle en danger ? Sans aucun doute. En RDC, tous les coups sont permis. Heureusement la DGSE me donne le feu vert pour former rapidement quelques gardes du corps au niveau présidentiel. Des équipiers viennent me prêter main-forte et, en quelques semaines, JPB se dote d’une garde rapprochée digne d’un grand président. Non seulement il ne risque rien, mais les gardes du corps haut de gamme qui veillent sur lui, formés par le service Action, lui permettent aussi de bien se présenter dans les réunions internationales. Désormais, Bemba se sent l’égal de Kabila sur la scène internationale.
Alors que le projet de dialogue intercongolais semble en bonne voie, Jean-Pierre Bemba n’a pas l’air en forme. Il a le sentiment d’être manipulé ; c’est même paradoxal, le processus de négociation est tellement avancé et fonctionne si bien que Bemba ne comprend pas pourquoi il n’aboutit pas. Le doute est un poison terrible, il ronge la bonne volonté du leader du MLC, qui commence à s’interroger sur la véritable intention de Kabila d’accepter l’évolution politique.
Et brutalement, sans m’en avertir, Bemba décide de mobiliser son armée pour marcher sur Kinshasa. J’essaie de lui faire entendre raison, de le freiner en lui expliquant qu’il va tout gâcher : « Jean-Pierre, tu vas détruire trois ans de travail. Tu n’auras pas l’appui de la France, qui n’acceptera jamais de soutenir un rebelle arrivé au pouvoir par les armes. » Debout, les deux poings sur la table, dans la position du lutteur, Bemba m’entend sans m’écouter. J’essaie de lui faire peur : « Paris pourrait même envoyer un corps expéditionnaire pour soutenir le pouvoir en place. » En désespoir de cause, je le menace de partir. Rien n’y fait, les militaires progressent à grande vitesse sur le terrain.
La RDC est un pays de coupures, parcouru de nombreuses rivières, de telle sorte que les blindés ne sont guère efficaces. L’infanterie joue un rôle décisif. Les fantassins franchissent les cours d’eau avec des barges puis établissent des positions avancées. Les troupes de Kabila, en face, sont complètement submergées. L’Armée de libération du Congo n’est plus qu’à une centaine de kilomètres de Kinshasa, les éclaireurs continuent d’avancer en direction de la capitale. Puis, de façon aussi imprévisible que lorsqu’il a lancé son armée, Jean-Pierre Bemba l’arrête in extremis. L’ALC ne franchira pas les dernières coupures qui la séparent de la capitale. Au final, mes arguments ont mis du temps à agir, mais ils sont parvenus à faire retomber la fièvre belliciste du chef de l’ALC.
Joseph Kabila reste président de la République, mais il a eu si peur qu’il est prêt à accepter Bemba comme Premier ministre. Habitué à commander, le colosse de l’ALC ne s’imagine pas placé sous l’autorité d’un supérieur hiérarchique. Il n’a aucune envie de se voir rabaissé au rang d’adjoint. Je lui glisse à l’oreille d’exiger un poste de vice-président. Kabila n’a aucune marge de manœuvre : il accepte. La paix est gagnée et c’est maintenant à la diplomatie d’accompagner cet espoir de gouvernance démocratique naissant en RDC.
Une nouvelle ère commence. Bemba, nommé vice-président, participe directement au pouvoir. Ses troupes changent d’uniforme, elles sont incorporées à l’armée congolaise. Les généraux intègrent les états-majors, les représentants du MLC obtiennent des postes dans les cabinets ministériels et plusieurs administrateurs de la province de l’Équateur sont nommés ministres. Une première étape est franchie, maintenant l’objectif consiste à organiser puis gagner les élections. Quand elles arrivent enfin, il se produit un événement que je regretterai toute ma vie.
Joseph Kabila a concocté une stratégie pour discréditer son vice-président. Le président de la RDC donne des consignes, ses hommes organisent une série de crises en laissant tous les indices pour accuser Bemba. Les agitations cessent aussi vite qu’elles ont commencé, mais Jean-Pierre Bemba est arrêté et poursuivi pour avoir fomenté un coup d’État. Une accusation ridicule, alors que quelques mois plus tôt le chef de l’ALC renonçait de son plein gré à prendre Kinshasa par la force ! Hélas, les élections sont annulées et plus le temps passe, plus le piège se referme sur Bemba.