Cette fois-ci, heureusement, rien de tel. La hard routine suit son cours, la forêt amazonienne devient notre refuge. Elle m’impressionne, je songe aux Mayas et aux Aztèques qui ont su l’apprivoiser, à ces grandes civilisations disparues vénératrices du dieu Soleil et du dieu Serpent à plumes pour lesquels elles s’adonnaient aux sacrifices humains. Les pyramides que ces hommes ont bâties, nimbées du mystère et de l’inquiétante rumeur de la jungle, nous contemplent toujours. Je me récite les vers de Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. » Les arbres qui nous ont longtemps servi à nous chauffer et construire nos maisons méprisent-ils l’homme aujourd’hui pour sa voracité ? Je ne leur en voudrais pas, car plus le temps passe, plus je perds foi en l’âme humaine. La déforestation est une réalité dramatique, mais la capacité du poumon vert de la planète à reconquérir les territoires perdus est également déconcertante. Pour preuve : le CPIS conserve les positions GPS de toutes les bases que nous établissons lors de nos entraînements ; d’une année sur l’autre, les zones que nous dégageons pour l’hélicoptère à grand renfort de tronçonneuse et d’explosifs sont entièrement absorbées.
Je suis chef de mission, nous sommes en Guyane pour trois semaines. L’entraînement est intense mais standard, jusqu’au moment où nous recevons un ordre de Paris. L’état-major nous demande d’aller faire le tour d’un village d’orpailleurs — des mineurs d’or artisanaux — dans la région de Saint-Élie, au nord-ouest du département, non loin de la frontière avec le Suriname, l’ex-Guyane néerlandaise. Nous rendrions service au préfet de Guyane en lui dressant un tableau précis de la situation.
Cette fois, il ne s’agit plus d’un exercice. Les orpailleurs travaillent comme des guérilleros, ce sont des hors-la-loi souvent armés et dangereux. Certains sites qu’ils exploitent relèvent de l’entreprise criminelle de grande envergure. Des barons sud-américains du crime et de la drogue mettent en œuvre des moyens lourds — par exemple des hélicoptères — pour récupérer l’or toutes les semaines. Ceux que nous avons pour mission d’observer discrètement ont créé un large site qui pollue beaucoup. Pour trouver de l’or, ils déversent en effet du mercure, qui a la propriété unique de former un amalgame avec les paillettes ou les poussières du précieux métal jaune, amalgame qui est ensuite chauffé aux alentours de cinq cents degrés pour libérer l’or. Au cours de cette étape, les orpailleurs s’exposent non seulement à des doses toxiques de vapeurs de mercure, mais ce métal — le seul sur terre existant naturellement sous forme liquide — se retrouve aussi dans les rivières, où il s’intègre facilement à la matière organique. Une catastrophe pour la chaîne alimentaire et l’écosystème de la forêt amazonienne.
Première étape, rejoindre le site d’orpaillage. L’hélicoptère nous récupère. Une heure plus tard, nous descendons en rappel à travers les arbres — une technique spécifique pas forcément simple à appliquer — à plusieurs kilomètres du village ciblé pour ne pas nous faire repérer. L’approche finale s’effectue à pied — sur la pointe des pieds même. Nous avançons très lentement en nous fondant dans la végétation, un peu comme des caméléons, sans jamais faire de mouvements brusques qui se repèrent de très loin en forêt. Il existe une méthode efficace pour se déplacer discrètement et je me charge comme tous mes prédécesseurs de l’enseigner aux jeunes équipiers. La base, c’est de ne jamais couper ni retourner de végétation. Pour ne pas laisser d’empreintes au sol, certains utilisent des chaussures antitraces de fortune en trafiquant leurs semelles avec des lianes et des feuilles de palme…
Les orpailleurs sont une trentaine, mais en ajoutant ceux qui participent à la logistique, ainsi que les prostituées présentes sur place, le village compte facilement une cinquantaine de personnes. J’organise le détachement en trois équipes : deux équipes de reconnaissance — chacune part dans un sens faire le tour des lieux, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent ; une équipe de commandement destinée à recueillir les informations obtenues et à les transmettre au CPIS par satellite.
Les équipiers sont d’une efficacité diabolique. Le tour du site effectué, je décide d’approfondir encore le travail de renseignement. Tels des spectres, silencieux et à peine visibles, plusieurs de mes hommes pénètrent dans le village de nuit, cartographient les lieux, enregistrent chaque détail. Nos instruments nous permettent de capter les conversations. Ainsi, sur les photographies des orpailleurs, nous sommes également capables d’identifier les acteurs. Pour effectuer ce travail de renseignement, certains équipiers camouflés se retrouvent à moins de dix mètres des bandits qu’ils surveillent. Nous avons tous conscience qu’en moins d’une seconde, la situation peut dégénérer car les orpailleurs n’aiment pas être espionnés. Généralement armés, ils ont la gâchette très sensible. Très vite l’esprit Jedburgh peut faire place au choc, le silence disparaître pour le fracas des armes.
Seule certitude, car c’est la règle au CPIS, nous ne pourrons compter sur aucun soutien. Personne, aucun renfort pour nous venir en aide. Si les choses tournent mal, l’unique solution consiste à battre en retraite vers un point de regroupement pour se faire exfiltrer en hélicoptère.
Nous évoluons douze jours embusqués dans la jungle qui entoure le village. Soit beaucoup plus qu’un entraînement normal de hard routine classique, qui dure généralement une semaine — au-delà, c’est trop éprouvant pour les organismes. Dans nos sacs à dos, pas de vêtements — pendant douze jours, nous ne quittons pas nos treillis camouflage —, juste des munitions et de la nourriture. C’est le principe de la hard routine : nous partons en autonomie totale, nous emmenons nos provisions pour toute la durée de l’exercice. En cas de force majeure, comme cette fois-ci — où l’état-major a transformé l’entraînement en mission pure et dure —, nous sommes capables de passer en mode survie. C’est extrêmement contraignant car cela consiste à vivre de cueillette et de chasse si c’est possible — ce qui est rare car il faut organiser des pièges qui peuvent être visibles ; nous ne pouvons évidemment pas chasser avec nos armes, trop bruyantes. Autre impératif : zéro déchet. Nous ne laissons aucune trace. Personne ne doit être capable de dire : « Quelqu’un est passé par ici. »
Nous observons les orpailleurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faut être patient, endurant, capable de rester plusieurs heures dissimulé dans la végétation luxuriante tout en étant capable de passer à l’attaque en une fraction de seconde. Évidemment, il faut aussi boire, manger, et récupérer un peu de temps en temps. Nous dormons par deux, à tour de rôle. En vigilance maximum, nous nous reposons assis sur notre sac, prêts à partir immédiatement. Le grand luxe, c’est de tendre un hamac de hard routine, bien plus spartiate que le hamac de la base vie : un filet d’un mètre cinquante de long sur cinquante centimètres de large qui une fois replié tient dans une poche. Pour l’installer, il faut apprendre à faire un lien autour des arbres sans laisser d’empreintes. Nous ne les mettons en place que la nuit, avec un mode de dégrafage rapide pour le cas où nous aurions à lever le camp très vite.