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Au final, personne ne nous repère. J’en suis d’autant plus fier que les orpailleurs sont des enfants du pays, très forts pour reconnaître les traces humaines dans la jungle. La forêt, c’est leur milieu naturel ; en temps normal, une branche qui change de position, ils s’en aperçoivent tout de suite. Heureusement, nous demeurons invisibles et menons la mission de renseignement à son terme. Je jubile, le rapport que j’adresse aux autorités de Cayenne est extrêmement précis. Il comprend une photographie du chef avec son nom, des clichés de ses lieutenants avec leur identité également. Les différents sites d’orpaillage sont cartographiés, avec le détail des substances utilisées pour chercher l’or. Je dresse la liste des armes et du matériel présents sur place, j’ai même le modèle et l’immatriculation de l’hélicoptère qui vient se poser toutes les semaines pour récupérer le précieux minerai.

Au sortir de cette mission de douze jours en totale autonomie, je suis d’autant plus satisfait qu’elle nous a servi à former trois jeunes équipiers. Le détachement a approché le village d’orpaillage, fait le tour, établi des plans. L’objectif est atteint, j’ai envoyé toutes les données à l’arrière. Nous sommes équipés et entraînés pour neutraliser n’importe quelle base en contexte de jungle. Celle des orpailleurs était à notre portée mais l’exercice est terminé, ordre de l’état-major.

Après trois semaines de jungle, dont onze nuits à collecter du renseignement, les équipiers sont complètement lessivés. Certains ont perdu dix kilos. Nous sommes tellement cassés que je décide — fait exceptionnel — d’offrir au détachement quelques journées de repos aux îles du Salut. Les hommes ont besoin de se ressourcer. Il y a un petit hôtel, un restaurant, c’est parfait. Les espions se payent des vacances ! Puis l’heure sonne du retour en métropole, nous retrouvons nos familles, la citadelle de Perpignan et nos légendes, passées et à venir.

6

D’une mer calme peut venir la tempête. Au milieu des années 1990, en Algérie, la guerre civile fait rage — c’est la « décennie noire », selon l’historien spécialiste du Moyen-Orient Hamit Bozarslan. Le conflit qui oppose le gouvernement algérien à plusieurs groupes de guérilla islamistes débute en 1991, lorsque le pouvoir en place annule les élections après le résultat du premier tour, anticipant une victoire du Front islamique du salut (FIS). Les autorités redoutent l’instauration d’une république religieuse intégriste. La guerre, particulièrement sanglante, fait des dizaines de milliers de victimes.

En France, le climat est extrêmement tendu. Le 24 décembre 1994, quatre membres du Groupe islamique armé (GIA) passent à l’action à l’aéroport Houari-Boumediene d’Alger. Ils pénètrent dans un Airbus A300 d’Air France, puis, se déclarant moudjahidine (combattants de la foi), prennent l’équipage et les deux cent vingt passagers en otages. Le vol AF 8969 reliant Alger à Paris stationne deux jours sur le tarmac algérien. Le 26 décembre, l’avion décolle mais il se pose à Marseille pour un ravitaillement en carburant. Les forces du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) donnent l’assaut. Les quatre pirates de l’air sont tués ; trois otages ont perdu la vie, exécutés quelques heures plus tôt par les terroristes pour faire pression sur les négociations. L’enquête révélera que les pirates de l’air avaient semble-t-il le projet d’écraser l’avion sur la tour Eiffel ou la tour Montparnasse. Le plan macabre du GIA annonçait déjà les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Le détournement de l’Airbus A300 entraîne l’arrêt des vols d’Air France à destination de l’Algérie. Les autorités françaises décident également de suspendre les liaisons maritimes. Elles sont rétablies deux ans plus tard, en 1996, sous la pression de la Société nationale Corse-Méditerranée (SNCM) et afin de résoudre les problèmes de circulation entre la France et son ancienne colonie.

Le risque d’attentat demeure élevé au moment où la reprise des traversées de la SNCM entre Marseille et Alger est décidée. Les autorités françaises — au premier rang desquelles Jacques Chirac, alors président de la République — sont inquiètes. Sachant qu’il est compliqué de sécuriser un ferry avec plusieurs milliers de personnes à bord et des véhicules en cale, elles demandent à tous les services compétents en matière de contre-terrorisme de formuler des propositions. Les commandos de marine, le GIGN et le service Action planchent sur le sujet et rendent leur copie. Sans surprise, celle du SA est retenue. Il faut maintenant passer de la théorie à la pratique et envisager les moyens qui nous permettront d’assurer la sécurité des navires effectuant la liaison Marseille-Alger. Il y a beaucoup de problèmes à résoudre, car la mise en place d’un détachement embarqué sur un bateau civil est une première. J’ai conscience que nous devons être particulièrement vigilants. L’erreur serait de sous-estimer les terroristes. Ces derniers sont patients, consciencieux et loin d’être stupides. Nos services de renseignement les détectent la plupart du temps avant qu’ils agissent, mais la menace plane toujours que les meilleurs d’entre eux passent entre les mailles du filet.

En cas de prise d’otages à bord, nous travaillons sur deux cas de figure. Le premier : l’attaque, telle qu’elle se produit, nous permet d’intervenir immédiatement ; les terroristes sont neutralisés, fin de l’opération. Le deuxième : les assaillants sont trop nombreux ou trop dispersés sur le bateau ; nous choisissons alors de rester embusqués et de prendre les commandes du navire pour le diriger vers un point sur la carte où les commandos de marine pourront nous rejoindre pour monter une opération de force. Pour cela, nous avons imaginé et développé un système qui nous permet de diriger le bateau depuis la cale. D’abord, il faut débrancher les commandes centrales et couper la connexion entre la commande électronique du poste de pilotage et les répétiteurs en salle des machines. Mais la manipulation est particulièrement éprouvante. Depuis la cale, nous devons actionner manuellement de grosses roues. Malgré les démultiplicateurs de force, la manœuvre reste physiquement très pénible. Nous sommes « aveugles », mais la base arrière parisienne peut nous guider grâce à un système de géolocalisation. Au poste de commandement sur la passerelle, les pirates sont privés de tout contrôle. Ils ne peuvent pas non plus couper les moteurs tant que nous tenons la salle des machines.

Je suis désigné parmi les chefs de mission qui se relaieront. Nous sommes une dizaine d’équipiers. D’abord, comme d’habitude, je dois préparer le travail de légende. Une nouvelle identité spécifique est créée pour chacun d’entre nous. C’est un énorme travail car nous partons de zéro. Il faut assimiler le vocabulaire des matelots, qui comporte beaucoup de termes techniques. Pendant six mois, nous potassons les légendes en même temps que nous aménageons les navires sur lesquels nous serons embarqués.

Le service Action est chargé d’assurer la sécurité du Napoléon et du Liberté. Nous peaufinons le plan d’intervention. Nous parcourons les bateaux en long et en large jusqu’à les connaître par cœur, nous effectuons les aménagements nécessaires pour cacher le matériel — gilets pare-balles, explosifs, moyens de transmission sophistiqués —, les armes lourdes et leurs munitions. Nous créons aussi une sorte de bunker où nous réfugier pour conserver le contrôle de la salle des machines. Si l’option est prise de se retrancher dans la cale, c’est parce que nous estimons que nous ne sommes pas assez forts pour intervenir directement.