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Les offensives sont quotidiennes. La guerre fait rage, accompagnée de son cortège d’horreurs. Nous traversons des villages fraîchement bombardés, nous nous frayons un chemin au milieu des débris, nous venons tant bien que mal en aide aux blessés transis de froid. Agim Ceku tente d’organiser les déplacements des réfugiés, mais ses moyens sont dérisoires par rapport à leurs besoins. Je vis aux côtés du chef de l’UCK depuis plusieurs mois, je m’astreins à la neutralité dans les rapports que je rédige à l’intention de mes supérieurs, mais les circonstances nous ont amenés à vivre les combats côte à côte, les armes à la main, et nous ont rapprochés. Agim Ceku défend et protège la population kosovare du mieux qu’il peut. Je ne l’ai jamais vu de mes yeux se rendre coupable d’exactions, même si sa haine des Serbes renforce les rumeurs que j’entends par ailleurs… Mais nous sommes envoyés pour voir et constater. Les rumeurs n’ont pas de valeur. Nous attendrons de voir de nos yeux pour nous faire une opinion et l’adresser à Paris.

À l’aube, je pars avec mon équipier accompagner un petit groupe d’éclaireurs de l’UCK. J’ai l’intention d’étoffer mon rapport avec des informations précises sur la zone où nous sommes installés.

Hélas, la mission de reconnaissance se révèle plus périlleuse que prévu.

Pour revenir, nous devons franchir une route où les Serbes viennent d’installer un barrage. Nous sommes une dizaine d’hommes, nous décidons de passer chacun notre tour. Les Serbes ne font pas dans le détail : s’ils entendent un bruit, ils arrosent. De là où nous sommes cachés pour l’instant, nous entendons plusieurs fois les rafales des fusils-mitrailleurs. Nous serons complètement à découvert pendant les quelques secondes où nous traverserons la route. Si les soldats serbes tournent la tête au mauvais moment et nous repèrent, ils n’auront plus qu’à nous tirer comme des lapins.

Un, deux, puis trois hommes franchissent la chaussée sans se faire remarquer. C’est mon tour, ça passe ou ça casse. Je me retourne vers mon équipier et lui serre la main : « Salut… et à tout de suite. » Je m’élance. Les Serbes, heureusement, continuent de regarder du mauvais côté… C’est à Pierrot de passer maintenant avec son barda. Un coup d’œil à droite, un autre à gauche. Je le vois se préparer à bondir. Le regard est froid, il va décoller. Il jaillit de son trou aussi puissamment qu’un sprinteur s’arrache de ses starting-blocks. Le temps s’arrête l’espace de quelques foulées… Ça y est, il m’a rejoint.

Quelques jours plus tard, nous traversons un hameau déserté avec le même groupe d’éclaireurs. Les Serbes n’occupent pas la zone, mais nous savons qu’ils y ont séjourné peu de temps auparavant. Ils ont l’habitude de poser des mines lorsqu’ils quittent un endroit. Bingo : un soldat identifie une mine antipersonnel quelques mètres seulement devant nous. Un seul appui du pied dessus, et tout le détachement serait pulvérisé. L’éclaireur lève le bras et tous les hommes se figent.

En fait il ne s’agit pas d’une seule mine, mais d’un champ entier. Un lent et patient travail de déminage commence pour tenter de dégager un itinéraire sûr. La route en bitume — où nous pourrons marcher en sécurité — n’est qu’à vingt mètres, mais la boue qui nous en sépare est peut-être truffée de pièges explosifs. Il faut opérer avec des moyens de fortune. Les démineurs improvisés prennent leur dague, l’inclinent à quarante degrés et l’enfoncent dans la terre en quête d’une résistance. Rien ? Pas de mine, quelques centimètres carrés où poser sa chaussure sans exploser. Un obstacle ? Peut-être une pierre… ou une mine. Dans ce cas, les démineurs dégagent doucement la terre avec la lame, puis avec un pinceau. Si c’est une mine, ils l’enlèvent avec le plus de précautions possible et la posent sur le côté, bien visible. Parfois, ils parviennent même à la neutraliser avec une goupille, ce qui leur permet de la récupérer.

Les démineurs fouillent le sol centimètre carré par centimètre carré, ça prend des heures. Je reste en retrait avec les autres soldats, nous avons consigne de ne pas bouger. L’attente est stressante, interminable. Nous passons une journée entière à parcourir les vingt mètres jusqu’à la route !

À Paris, l’Élysée et le Quai d’Orsay s’activent pour construire une solution de paix. Je continue d’envoyer du renseignement, mais je prends moins de risques. Ma mission et celle de mon équipier consistent d’abord à rester en vie pour user au mieux de notre position auprès d’Agim Ceku. Le chef de l’UCK entend diriger le Kosovo, dont il souhaite faire un État indépendant. La fraternité des armes est sacrée, Agim Ceku m’écoute. Je lui explique combien il est important d’impressionner à la fois sur la forme et sur le fond : « Agim, les émissaires qui vont être envoyés par la communauté internationale seront des généraux, des ambassadeurs, des diplomates. Il faut bien présenter ; en clair, avoir des gardes du corps dignes de ce nom. » Pour l’instant, il n’en a pas. Pierrot s’en charge, car il est aussi chef d’équipe de protection rapprochée. Il lui faudra une quinzaine de jours, en pleine zone de combat, au beau milieu des forêts et des montagnes, pour obtenir un résultat crédible.

Je suis en contact avec les analystes du service Action et de la Direction du renseignement à l’arrière, nous commençons à détailler les différentes propositions qu’il faudra soumettre aux émissaires de l’OTAN qui viendront préparer la paix. Agim Ceku incarne le chef militaire redoutable, mais il campe l’élève docile, qui m’écoute attentivement. « À chaque réunion, tu devras te présenter avec des propositions précises et surtout garder la main pour ne pas subir le rythme imposé par tes visiteurs… » Il ne part pas de zéro, il a participé aux combats en Bosnie contre les Serbes et connaît l’importance des négociations d’après-guerre. Pas question pourtant de copier-coller la solution bosniaque sur le conflit au Kosovo. « Nous devons imaginer et imposer une vision différente, originale. » J’échange régulièrement avec les experts en géopolitique du SA. Il y a des paramètres locaux à prendre en compte, pourtant la recette de base est toujours la même : « L’idée est de constamment surprendre l’émissaire de l’OTAN qui viendra discuter avec Agim Ceku », me répètent-ils. Je passe des nuits entières avec le chef de l’UCK à plancher sur des solutions, à formuler des demandes concrètes.

Le général britannique Mike Jackson, qui négocie pour l’OTAN, arrive enfin sur place. Agim Ceku impose le rythme : il présente immédiatement une liste de doléances et de vœux concernant son armée. Le chef de l’UCK trace une ligne jaune : pas question d’intégrer ses soldats aux forces serbes. Il s’agira de créer une armée kosovare, a minima de mettre en place une unité de sécurité civile. Mike Jackson n’est pas un perdreau de l’année, il tique, ronchonne, formule des contre-propositions. Je travaille à partir du poste de commandement d’Agim Ceku dans les montagnes, ce dernier la plupart du temps présent à mes côtés. Tandis que les combats se poursuivent sporadiquement, je construis, avec mon coéquipier, quelques paragraphes de la résolution 1244 qui doit mettre fin au conflit. Je multiplie les nuits blanches. Je rédige, je rature, Agim Ceku amende le texte, nous discutons ensemble de ce qui n’est pas négociable, des indispensables compromis à consentir, puis j’envoie le tout à la DGSE. Les analystes et la Direction de la stratégie étudient nos propositions, corrigent mon anglais diplomatique. Ils nous les renvoient, nous les présentons à Mike Jackson. L’émissaire de l’OTAN en accepte certaines, en rejette d’autres. Il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier. Je reformule d’autres propositions, j’imagine d’autres solutions, puis les termes de l’accord font une nouvelle fois la navette entre le bureau d’Agim Ceku et la base arrière où phosphorent les experts de la Centrale.