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Les événements prennent un tour que je n’aime pas. Je commence à fatiguer. Cela fait vingt-quatre heures que nous sommes au poste, je n’ai rien mangé et rien bu. Si ça continue, ils vont bien finir par me déstabiliser. À côté de moi, l’interprète n’en peut plus, elle est crispée. « Ça dure, c’est mauvais signe », me murmure-t-elle. Je change de tactique. Je plante mes yeux dans ceux des policiers qui m’interrogent, puis je commence mon laïus : « Les questions que vous me posez, je n’ai pas la réponse. En revanche, ce que vous avez vécu pendant la guerre ça m’intéresse, j’aimerais vous en parler. » J’en fait des tonnes, je les harcèle. L’expression de leur visage change, je crois qu’il me prenne pour un cinglé. Je continue, je déverse un feu roulant de questions à deux sous : « Avez-vous été témoins de ce qui s’est passé pendant la guerre ? D’exactions ? De crimes contre l’humanité ? » Je fais exprès d’aborder des sujets qui les dérangent.

Les policiers aussi sont épuisés, ils craquent les premiers. Ils convoquent un juge en urgence, une femme. Elle s’exprime en serbe et je ne comprends rien, mais j’adopte la même stratégie. À chaque question qui m’est posée, je réponds par une salve de trois questions en retour. Verdict ? Rien ! Les Serbes ne m’expulsent même pas ! J’obtiens également un visa en bonne et due forme. « Maintenant vous êtes en règle », m’expliquent-ils poliment, en même temps qu’ils avertissent le poste-frontière que nous allons repasser en sens inverse.

Quelques heures plus tard, nous sommes de retour en zone OTAN. Je gare mon véhicule et je coupe le moteur cinq cents mètres après la frontière. Je ferme les yeux et pousse un immense soupir de soulagement. L’interprète est tout aussi rassurée. Elle craint beaucoup les Serbes. Qu’importe, le danger est derrière nous. Je laisse tomber ma tête en arrière. La pression retombe et je m’assoupis quelques courtes minutes.

Avec mon visa serbe, je suis maintenant libre de mes mouvements. Mais je ne souhaite pas tenter le diable pour autant, je ne bouge plus de la zone OTAN. Je remets le contact, direction Pristina. Je dois rendre compte que j’ai détruit ma première disquette de chiffre et récupérer ma deuxième disquette pour continuer à transmettre du renseignement. J’ai eu de la chance que cette mésaventure survienne un week-end. Peut-être que si cela s’était passé en semaine, les inspecteurs du poste auraient eu d’autres moyens d’investigation… Je ne voulais pas qu’ils en arrivent à ce stade. Il ne fallait pas les intriguer, ni les agacer au point de nous garder. Je devais passer pour un gentil journaliste ahuri qui a eu sa dose d’émotions.

Le Kosovo occupe une place à part parmi toutes les missions que j’ai menées. Elle était particulièrement dangereuse, stressante, mais les objectifs ont été atteints. De retour en France, j’apprends que je vais recevoir la Légion d’honneur, l’insigne remis à l’Élysée par le président Jacques Chirac. La cérémonie me semble étrange, car il n’est pas du tout dans les habitudes du service Action d’être décoré. Les espions n’aiment pas apparaître sur le devant de la scène, ils fuient les feux des projecteurs — ce qui permet d’ailleurs à bon nombre de lobbyistes opportunistes et mythomanes de s’approprier des faits qu’ils n’ont jamais réalisés, ils savent qu’ils sont à l’abri du scandale car un espion, « ça ne se plaint pas, ça ne revendique rien et ça ferme sa gueule… », entend-on généralement.

Dans l’histoire du CPIS, les équipiers du 11 n’ont quasiment jamais été décorés. Mais Jacques Chirac insiste, il souhaite à tout prix récompenser l’équipe du SA. Nous sommes donc conviés à l’Élysée pour recevoir nos décorations. Mais comme les agents secrets ne font rien comme les autres, et qu’ils ne doivent pas être reconnus, nous sommes grimés, déguisés, rendus méconnaissables. Pour brouiller les pistes, je porte un uniforme de transmetteur lyonnais. J’ai l’air bouffi — des spécialistes du maquillage m’ont gonflé les joues —, j’arbore une fausse moustache et de vrais culots de bouteille en guise de lunettes ! Les équipiers du SA ont beau fuir les honneurs, je suis ému quand Jacques Chirac me fait chevalier de la Légion d’honneur en me soufflant à l’oreille : « C’est bien, mon capitaine… » De son côté, le directeur général nous remettra la Croix de guerre des théâtres d’opération extérieurs.

Magnifique, sans doute. Rien de très reluisant, en réalité. La guerre n’est jamais belle, l’éclatement d’une nation encore moins. Le 11 a été les yeux des autorités françaises pendant toute la crise, il a accompagné la rédaction de la résolution 1244… Pourtant, il me reste comme un goût d’amertume dans la bouche sans que je parvienne à l’expliquer.

8

Les James Bond Girls

« Espionnes », le mot affole l’imagination. Sublimes, mais vénéneuses. Qui sont ces Mata Hari, du nom de leur sainte patronne, fusillée pour espionnage pendant la Première Guerre mondiale ? Angelina Jolie en agent sexy et déjanté à la gâchette facile dans Mr. & Mrs. Smith, Carrie Mathison en officier traitant bipolaire dans Homeland : le cinéma et les séries télé offrent souvent une vision déformée des James Bond Girls.

Loin des clichés, plusieurs femmes ont su se faire une place dans l’univers très masculin de l’espionnage et inscrire leur nom dans l’Histoire. En Angleterre, Stella Rimington, qui a dirigé le MI5, les services secrets britanniques, de 1992 à 1996, a inspiré le personnage de M dans James Bond. Comme quoi, dès qu’une espionne s’impose, elle éveille immanquablement la curiosité des réalisateurs et des scénaristes. Aux États-Unis, c’est Maya, une mystérieuse analyste de la CIA, qui a déniché Oussama Ben Laden, l’ennemi public numéro un du début des années 2000, dans son refuge d’Abbottabad au Pakistan. Une longue traque de dix années… dont le film Zero Dark Thirty, avec Jessica Chastain, est directement inspiré. Le mariage de l’espionnage et du septième art, encore une fois. En France, le nom de Dominique Prieur est aussi resté célèbre, à double titre : première femme du service Action, elle a formé avec Alain Mafart le faux couple Turenge, impliqué dans le sabotage du Rainbow Warrior en 1985. Pour autant, hormis ces noms illustres et ces quelques profils hors du commun, l’impression qui demeure surtout est celle d’un vide immense quant à la proposition d’agents féminins.

Les femmes ont longtemps représenté les grandes absentes du centre parachutiste d’instruction spécialisée. L’idée de leur ouvrir les portes germe dans mon esprit lorsque je passe à la Direction des opérations du CPIS, à la fin de ma carrière. Je suis en charge des formations, des entraînements ainsi que de certaines opérations d’assistance.

Je réalise alors très vite que j’ai besoin de femmes pour certaines missions, que leur absence est une totale aberration. Mettre en place un processus de recrutement digne de ce nom, faire évoluer les mentalités pour pousser les femmes à faire acte de candidature d’elles-mêmes est un long travail. À mon humble niveau, j’essaie d’abord d’en identifier quelques-unes, en interne, qui seraient volontaires pour suivre la formation de guerre spéciale, puis tout le cursus du CPIS. La tâche est ardue, car le CPIS est encore une chasse gardée masculine, le sexe à tort réputé faible s’interdisant les voies purement opérationnelles.