Le Tchad a obtenu son indépendance en 1960, mais il a conservé une relation privilégiée avec la France, l’ancienne puissance coloniale, intervenue militairement à plusieurs reprises depuis la décolonisation. La première fois que je débarque à N’Djamena, c’est en 1994, quelques années après qu’Idriss Déby a pris les rênes du pays. Le 2 décembre 1990, avec l’appui des forces françaises, ce fils de berger devenu militaire et chef de guerre a chassé du pouvoir Hissène Habré, son ancien compagnon d’armes. Trois mois plus tard, Idriss Déby est désigné président de la République. Mais le Tchad, riche exportateur de pétrole, reste le théâtre de troubles presque permanents, liés à des dissensions internes.
Ma mission en 1994 est la toute première de ma carrière d’agent secret. Une mission d’assistance dans le cadre de la protection présidentielle — parfois appelée « formation cobra ». Le nouvel homme fort du pays compte encore énormément d’ennemis et il a besoin d’une garde rapprochée. Ses opposants rêvent de lui arracher sa présidence, sa rente pétrolière et sa quinzaine de Hummer, dont une limousine. Ma tâche consiste donc à former ses gardes du corps. Dans les faits, il s’agit d’une mission permanente du SA, utilisé aussi pour offrir une assistance de formation gardes du corps à des chefs d’État de pays amis ou alliés. Un détachement d’une demi-douzaine d’équipiers se relaie sur place depuis quelques années et plusieurs dizaines de gardes du corps de la sécurité présidentielle ont déjà été formés. À cette époque, seul le service Action effectue cette formation, ou alors le Service de protection des hautes personnalités (SPHP) du président de la République, chargé de missions de protection rapprochée au profit des dignitaires de la République française.
Avec cinq autres agents du CPIS, nous vivons dans une vaste villa des environs de la capitale. Nous opérons en identité fictive. La mission n’est pas à proprement parler clandestine, mais les us et coutumes du SA sont respectés. Un membre du CPIS n’a pas pour habitude d’effectuer son travail de façon trop ostensible, en treillis militaire. Je dois rester le plus discret possible, en tenue civile.
Avec mes camarades, je pends en charge la formation des gardes du corps de la garde présidentielle. Nous ne sommes pas particulièrement en danger. L’armée tchadienne ne dispose d’aucune structure dédiée à la formation protection rapprochée. Il faut sans arrêt batailler pour trouver une salle, des terrains d’entraînement. J’enseigne aux soldats ce que j’ai appris au CPIS : entraînement au tir, techniques de déplacement, méthodes de neutralisation, conduite de véhicule en convoi.
Je croise Idriss Déby plusieurs fois, mais mon interlocuteur direct est le général commandant la garde rapprochée. C’est parfois du bricolage, mais il fait de son mieux pour mettre à notre disposition tout le matériel que nous réclamons. Nous formons des gardes du corps, des conducteurs, des chefs d’équipe et des spécialistes NEDEX (neutralisation, enlèvement et destruction d’explosif), c’est-à-dire des artificiers chargés de neutraliser les colis suspects. Nous entraînons aussi les soldats de la garde rapprochée à l’utilisation de scanners et de portiques de sécurité. Rapidement, Idriss Déby peut disposer d’une protection moderne, qu’il emmène avec lui partout dans le monde.
Après une nouvelle mission d’assistance en 1995, je me fais beaucoup d’amis parmi les militaires. Je les retrouverai ainsi neuf ans plus tard, cette fois avec le projet de créer une véritable école de formation des gardes du corps pour rendre les Tchadiens totalement autonomes.
Le désert, le sable brûlant, l’agitation joyeuse et les boubous colorés : impossible de me tromper, je suis de retour au Tchad. Je n’opère pas en identité fictive cette fois. Je me rends à N’Djamena au profit de la coopération française et je travaille — chose rare — sous mon vrai nom. En réalité, je ne rends aucun compte à la coopération. Je parle une fois ou deux à l’attaché de défense pour mettre de l’huile dans les rouages, mais j’ai ma communication directe avec Paris et forcément cela peut créer quelques tensions. Mais fort heureusement il n’en est rien. Nous travaillons en très bonne intelligence. Je retrouve avec plaisir plusieurs Tchadiens que je connais déjà, que j’ai formés auparavant et qui sont toujours gardes du corps.
Idriss Déby redoute deux choses : un assassinat et un coup d’État. Sur le plan intérieur, il doit faire face à l’opposition du Rassemblement des forces pour le changement (RFC), un puissant groupe de rebelles. Le RFC compte environ deux mille hommes. Son chef, Timan Erdimi, membre de l’ethnie zaghawa, est le neveu du président Idriss Déby. Prévue pour durer six mois, ma mission en cette année 2004 a pour objectif d’améliorer la protection du président. Je fais rapidement la connaissance du colonel Ahmat Youssouf Mahamat Itno — un autre neveu d’Idriss Déby. C’est un jeune officier extraordinaire, diplômé de Saint-Cyr et de l’École de guerre française. Il commande la garde républicaine, c’est-à-dire la garde rapprochée du président. Le courant passe tout de suite, nous nous entendons à merveille. Contrairement à d’autres cadres de l’armée tchadienne, il ne me soupçonne pas d’être présent sur place pour mener une discrète mission d’espionnage. Ensemble, nous révolutionnons la structure de protection d’Idriss Déby. J’élargis son périmètre initial — la sûreté présidentielle — en transformant la garde républicaine en une Direction générale des services de sécurité et des institutions de l’État (DGSSIE), qui intégrera aussi plus tard la protection du Premier ministre.
La création de la DGSSIE tient du miracle parce que je ne m’attendais pas à ce que les Tchadiens soient disposés à faire évoluer leur dispositif, surtout sur les conseils d’un Français. Mais Ahmat Youssouf Mahamat Itno soutient vigoureusement toutes les propositions que nous construisons ensemble. Au total, les effectifs comprennent environ mille cinq cents hommes. Je connais le niveau des soldats, je sais qu’il est bon — j’en ai moi-même formé plusieurs. J’ai pourtant un souci : les gardes du corps ne restent pas, le turnover est trop important. Résultat, Idriss Déby est parfois entouré d’hommes dont la formation n’est pas tout à fait complète. J’ai alors l’idée de créer une école rattachée à la DGSSIE pour que celle-ci puisse former elle-même ses gardes du corps, sans faire appel à une puissance étrangère. Idriss Déby me fait confiance : il met des locaux à disposition et débloque des financements. J’ai du pain sur la planche, la DGSE prolonge mon mandat de deux ans. Je fais appel aux hommes que j’ai formés lors de ma première mission, je les promeus instructeurs puis je recrute les premiers élèves.
Les premiers diplômés donnent satisfaction. Certains se sont spécialisés dans la conduite de véhicules, ils savent rouler en convoi, se positionner autour de la limousine présidentielle en cas d’attaque ou faire demi-tour au frein à main pour s’enfuir. Je leur ai également appris à déjouer un barrage routier en venant « intelligemment » percuter les véhicules qui font obstacle. La règle générale est d’éviter le bloc moteur, c’est-à-dire la partie la plus lourde. Si le moteur est à l’avant — c’est le cas sur la majeure partie des voitures —, il faut se dégager la route en emboutissant les véhicules en travers au niveau du coffre. Nous répétons les exercices en conditions réelles : l’entraînement est gourmand en matériel, mais Idriss Déby met les moyens. D’autres élèves suivent la spécialisation de démineurs d’explosifs, indispensable dans une équipe de protection rapprochée. Les instructeurs que j’ai recrutés forment plus d’une centaine de gardes du corps. En parallèle, j’entraîne deux bataillons de cent vingt soldats chacun, attachés au président. Idriss Déby peut dormir sur ses deux oreilles, j’ai largement renforcé sa sécurité.