— Pourquoi a-t-il tenté de s’évader de Kalamity Beach par la violence s’il disposait d’une telle monnaie d’échange ?
Et l’Amarillo de répondre imperturbablement, car c’est le bon sens même :
— Parce qu’il était trop tôt pour l’utiliser.
— Il lui aurait suffit d’attendre ! objecté-je, obstiné.
Et le coriace de plaider :
— Tu oublies que Garden se camait. Il aura agi par impulsion, croyant à une occasion propice.
N’empêche que là est, à mon avis (et c’est un avis de premier choix), le point faible de notre beau roman. Passons outre, comme disait un caravanier. Garden échoue dans sa tentative de jouer la belle. Classé forte tête dangereuse, il est alors muté à Alcatraz. Il y emporte son secret avec lui, preuve que celui-là peut résister à n’importe quelles fouilles poussées. S’étant lié d’amitié avec Alfred Constaman, il lui confie que la chose se trouve bien planquée dans sa cellule.
Alors nous, on se dit quoi ? Que nous devons trouver la nature matérielle du secret. S’il s’agissait d’un texte oral, il se serait contenté de l’apprendre par cœur : la mémoire résistant à presque toutes les investigations. S’il s’agissait d’un texte écrit, c’est une autre paire de manches ! Qui vient de crier « A couilles ? » Oh ! c’est fin ! Tu peux être fier de ton humour ! Je disais donc que s’il est question d’un texte écrit, il faut que sa placarde soit bigrement astucieuse. DANS SA CELLULE ! C’est cela qui nous motive. Garden ayant été planté par Bolanski, il n’a pas eu le temps de récupérer « la chose ». D’où il est facile de conclure qu’elle s’y trouve peut-être encore ! Pas con, notre raisonnement, hein ?
Le ciel est bleu, la mer est grise, avec des reflets jaspés comme si un pétrolier venait d’y lâcher un pet foireux. Le barlu sent l’huile chaude, la ferraille et le pop-corn frit. Accoudés au bastingage, côté proue, on regarde l’île, droit devant nous, plate comme une grosse belon et sur laquelle s’élèvent une série de bâtiments rébarbatifs aux toits en terrasses. La masse du pénitencier domine les autres. Vue depuis San Francisco, l’île semble toute proche. Au premier abord, on comprend mal qu’il eût été presque impossible de s’en évader. La brochure, achetée en même temps que nos billets de passage, nous en fournit les raisons : les eaux de la baie sont froides (10 °C au maximum) ; elles sont parcourues de courants très violents ; les barreaux des cellules résistaient à tous les outils ; des barrières barbelées et des détecteurs de métal renforçaient l’efficacité des six tours de garde ; les gardiens étaient plus nombreux que dans les autres établissements du genre (un garde pour trois détenus) ; le comptage des prisonniers s’effectuait plusieurs fois par jour ; les gardes circulant parmi les « pensionnaires » n’étaient pas armés, mais des collègues qui l’étaient circulaient dans des « gun galeries » suspendues, auxquelles il était impossible aux prisonniers d’accéder ; enfin les plafonds se trouvaient pourvus d’ouvertures circulaires par lesquelles on pouvait lâcher des gaz, en cas d’urgence. Le même opuscule nous apprend que durant l’existence du fameux pénitencier, trente-six hommes seulement tentèrent de s’évader ; deux y parvinrent mais furent repris au bout d’une heure, et cinq disparurent à jamais. On ne retrouva aucune trace de leurs corps ; la version qui prévaut est qu’ils périrent noyés ou dévorés par les requins infestant la baie.
Par-delà l’île redoutable, on voit le fameux Golden Gate qui enjambe la baie d’un élan magistral. Il brille dans le soleil neuf et les voitures qui le sillonnent ressemblent à des jouets, comme ne manqueraient pas de le préciser les écrivaines du Prix Fémina-Tante Laure qui ont, pour la plupart, un beau brin de plume au croupion.
Le barlu se rapproche. Je lis, de loin, un immense écriteau placé au bord de la mer, sous le phare, et qui subsiste depuis la fermeture du pénitencier :
Illico tu es dans l’ambiance.
Un chemin tortueux, raviné, hérissé de pavés inégaux et de ferrailles enfouies dans le sol, coupé d’escaliers aux marches gagnées par la mauvaise herbe, nous conduit au pénitencier. Des rangers en uniforme assurent la visite de l’île pour le compte des Parcs nationaux. Mais étant de nature indépendante, nous préférons voler de nos propres ailes, aussi, parvenus aux quartiers cellulaires, nous louons une cassette explicative et des écouteurs pour prendre contact avec l’univers carcéral le plus redoutable que connurent les Etats-Unis d’Amérique.
Bien que désaffectée, la prison d’Alcatraz est angoissante. Il y flottera à jamais une atmosphère tragique, faite de peurs, de haines et de désespoirs rassemblés dans l’immense local.
Coiffés de nos écouteurs qui diffusent un texte captivant, nous déambulons le long des couloirs. Nous entendons tour à tour des gardes et des prévenus évoquer cette « prison des prisons », la discipline de fer qui y régnait, les « clients » les plus sérieux qu’elle hébergea : Al Capone, Robert Stroud, George « Machine Gun » Kelly, Thomas Limmerick, Sam Shockley, Rufus Mc Gain, Marvin F. Hubbard et bien d’autres « seigneurs » du Who’s who criminel.
Tout de suite, je grimace.
— On l’a dans le sacotin, Xavier, ils ont vidé les cellules, à l’exception de deux qui servent « d’appartements témoins » !
Les visiteurs peuvent pénétrer dans ces dernières et se faire une opinion sur les pensées susceptibles d’occuper la vie d’un détenu. L’équipement se compose d’un lit étroit, d’une table et d'un strapontin rabattants qui pouvaient se plaquer contre la cloison, d’un chiotte de faïence, d’un lavabo, d’un portemanteau et de deux étagères destinées à recevoir des livres et des objets.
On attend que le flot des visiteurs soit passé pour pénétrer chacun dans l’une des deux cellottes en se posant l’un et l’autre la même colle : si l’avais un papier secret à planquer dans cette cage a homme, où le mettrais-je ?
Le lit ? C’est l’élément le plus exploré en cas de touille. Le glisser entre deux pages d’un livre que l’on collerait ensuite l’une contre l’autre ? On peut à tout moment, te confisquer le bouquin. Le fixer sous le strapontin ou sous la table ? Ça ne résisterait pas à un « épluchage » en règle des lieux. Alors ? Il reste la solution de le fixer au dos d'une photographie personnelle ; mais là encore la cache reste incertaine, fragile.
Comme un nouveau groupe se présente, je vais rejoindre Mathias dans le couloir.
— Tu as eu une illumination ? lui demandé-je.
Il opine.
— Oui, mais pas en ce qui concerne la planque. Je ne trouve aucune cachette valable, là-dedans.
— Ton éblouissement a trait à quoi ?
— Je crois avoir compris pourquoi Garden ne s’est pas servi du document pour s’évader.
— … ? fais-je.