Oh ! et puis à quoi bon t’en vouloir ? L’adrénaline est mauvaise conseillère. Peut-être que si je te baisais, au lieu de te maudire, tu aimerais ce que j’écris ; il suffit de si peu de chose pour faire capoter nos convictions ou nos destins !
Je rassemble tout mon petit chenil, le remballe soigneusement, récolte les déchets dans un sachet de plastique. Après quoi, je regagne le couloir en prenant soin de relourder les portes derrière moi.
J’ai faim, comme toujours lorsque je remporte une victoire. Heureusement que je me suis muni de chocolats et d’une pomme. Je décide de retourner au barber shop pour y attendre le jour. J’ai apporté, en guise de couvertures, deux grands sacs à poubelle. En les enfilant, un par le bas, l’autre par le haut après y avoir percé un trou pour le visage, je n’aurai pas froid, étant chauffé par la chaleur de mon corps. Le fauteuil à bascule du coiffeur subsiste encore, capitonné de cuir. Il peut s’allonger et comporte un repose-jambes : de quoi roupiller presque convenablement. Une supposition (improbable, mais sait-on jamais ?) qu’il y ait une ronde nocturne, il serait surprenant qu’on m’aperçoive, allongé sur ce siège plongé dans l’ombre.
Je croque ma pomme, glisse le trognon dans mon sachet et prends mes quartiers de nuit.
Je suis tenté — ô combien ! — de « décacheter » l’enveloppe métallique trouvée derrière le lavabo et de prendre connaissance de son contenu. Mais une sorte de « taquinerie perverse » réprime cet élan. Je décide de ne l’ouvrir que demain matin, en compagnie de Mathias, lorsque nous serons bien peinards dans notre piaule d’hôtel. Le supplice de Tantale est parfois excitant. C’est un peu comme lorsqu’une belle fille est à ta portée et que tu recules l’instant de l’enfourchement. L’assouvissement est toujours intense, mais il est si rapide que toute jouissance pour acquérir sa vraie dimension a besoin d’un long prologue. Ce sont les prémices qui font la fête.
Situation peu banale ; moi, enveloppé dans mes sacs à poubelle et allongé sur un fauteuil vétuste de coiffeur qui accueillit les plus grands gangsters de l’entre-deux-guerres et aussi ceux d’un peu après. Moi, dormant comme dormait le pauvre petit agneau qui fit, à son réveil, la connerie de s’aller désaltérer dans le courant du nom de Pur Dormant au sein d’un immense pénitencier vide.
Quelle santé, n’est-ce pas ? Quel empire sur soi-même !
Car je roupille vraiment, et figure-toi que j’ai chaud sous ma pellicule de plastique. Le rectangle de métal léger placé dans la poche poitrine de ma chemise est pour moi un bouclier d’airain. Je vais laisser Mathias en relever délicatement les bords, puis l’ouvrir et me tendre le papier qu’il contient FATALEMENT. Alors je placerai ce document en pleine lumière et, avec un calme durement acquis, j’en prendrai connaissance.
Avant de sombrer dans le sirop d’ange, j’élève mon âme à Dieu pour un merci franc et massif. On Lui réclame toujours, au Seigneur, mais quand on obtient, on ne Le remercie jamais, ingrats que nous sommes.
L’âme en paix, je me place en chien de fusil. Un bon moment je tente de capter la rumeur creuse hantant les nuits d’autrefois à Alcatraz. Que sont devenus tous les méchants qui furent rassemblés en ce triste endroit ? Morts pour la plupart, bien sûr ; au bout de trente ans, tu penses ! Mais morts de quelle mort dite violente ? Morts en criminels à jamais marginalisés. Etranges destins.
Mon sommeil est riche en rêves variés. Je me vois, en plan subjectif, assis dans un fauteuil voltaire au milieu d’une roseraie qui embaume. Mon siège est tout à coup saisi de lévitation et décolle lentement du sol, dans un ralenti de fusée s’arrachant à sa rampe de lancement, le cul environné d’émulsions. Et puis le fauteuil s’élève dans les nues, il monte dans un azur ruisselant de soleil, monte vers l’infini. Bientôt, je ne distingue presque plus la Terre ; ne subsiste de la mère planète qu’une orange bleue annoncée par le poète…
Un peu plus tard… Quoi ? Je ne sais plus… Une voluptueuse sensation de mains féminines faisant la connaissance de mon corps. Un parfum, là encore ! Exquis mais obsédant. Et puis, à nouveau, cette magistrale impression de lévitation. Quoi de plus extraordinaire pour un individu que de s’arracher à l’attraction terrestre ? La liberté totale, enfin ! Ça doit être cela, mourir : ne plus toucher terre, tout simplement.
Des bruits extérieurs m’atteignent. Sirènes de bateaux. Appels lointains ! Rumeur de la mer… Il fait jour, une lumière, qui deviendra radieuse plus tard, joue dans les vitres des fenêtres. Je remue mollement. Tiens, j’ai déchiré mon sac à poubelle supérieur en bougeant. Je me défais de ses lambeaux, puis retire le sac inférieur. Contrairement à mon rêve, ça ne sent pas la rose, mais le crin humide, le cuir épuisé. Je m’assieds et bâille. J’avise une alignée de cellules au bout de l’impasse servant de salon de coiffure. Ça doit pas être joyce d’exister en vitrine, de déféquer sans le moindre paravent, de bouffer et de lire au vu des gardes. Bien sûr, l’accoutumance engendre la « blaserie », mais avant d’accéder à l’indifférence, que de renoncements successifs !
Il est temps de faire mon ménage. Je récupère mes plastiques, les roule serrés avant de les glisser dans mon pantalon. Je chausse mes targettes, passe mon veston, me recoiffe.
Je donnerais ta couille droite contre une tasse de bon café et ta bite contre une douche brûlante. Ta dernière burne qui te serait dès lors inutile, je l’échangerais volontiers contre ma brosse à dents. On est affaiblis par la civilisation ; dans le fond ça doit être bénaise d’être un Esquimau cuirassé de crasse et de graisse de phoque, à tringler sa gerce dans son igloo.
Je fais quelques pas en boitillant, biscotte l’ankylose. Les gaziers d’Alcatraz devaient à peu près agir de la sorte, au petit matin, en débutant une journée toute pareille à celle de la veille, ainsi qu’à celles des lendemains. Je regarde ma montre. Sept heures. Me rappelle plus très bien l’heure de la première visite ; neuf plombes, je crois bien ! Je décide de faire un peu de traîninge dans les couloirs, histoire de me déverrouiller les muscles en plein… Coudes au corps, je me mets à zigzaguer dans le pénitencier, jusqu’à ce que le souffle me manque. Je m’arrête, haletant, comprimant ma poitrine de la main…
Et voilà que je reçois une décharge de dix mille volts dans les endosses. Ma dextre s’affole sur ma limouille froissée ! Misère et corde ! comme dit Béru : la plaque de métal léger n’est plus dans ma fouille !
Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Qu’un seul point d’exclamation est insuffisant, compte tenu de la gravité de la chose ? Tu as raison. Tiens, en voilà d’autres, rajoute ce que tu jugeras utile : !!!!!!!!!!!!!!!!!!
Ce premier coup de grisou surmonté, je me dis : « Calmos, mec : c’est en courant que tu l’as perdue. La plaquette métallique est sortie de ta poche et, comme elle est en aluminium, n’a pas fait de bruit en tombant. Alors, d’un pas lent, l’œil fureteur, je parcours tous les couloirs, allant jusqu’à inspecter au passage chaque cellule au cas où le « secret de Doc Garden » aurait glissé sous une porte. Mais c’est ultra-négatif.