Malko la regarda rejoindre sa voiture, perplexe. Le contact était établi, mais il était de moins en moins sûr que cela fasse avancer sa mission.
Karim Nazarbaiev n’arrivait pas à parler tant les mots se bousculaient dans sa bouche. Il lâchait tout : son ignominie, les ordres qu’il avait donnés au malheureux Stephan, pour gagner des dollars afin d’acheter encore d’autres boîtes de nuit… Pavel Sakharov l’écoutait, glacé intérieurement. S’il n’y avait pas eu la disparition du plutonium, tout cela n’aurait pas été bien grave. Personne n’avait réclamé le corps de Stephan Sevchenko et il n’y avait plus qu’à prier les Saintes Icônes pour que les quelques grammes de plutonium soient perdus corps et bien.
Et à recommencer l’opération. Le temps pressait…
Il se redressa, abandonnant le bureau où il était assis.
— Tu m’as causé beaucoup de tort, Karim, fit-il d’une voix égale, mais je te pardonne, parce que tu es un brave garçon.
Éperdu de reconnaissance, Karim Nazarbaiev leva le regard sur le Russe, ce qui l’empêcha de voir un de ses gardes du corps sortir de sous sa chemise ample un long poignard. Lorsqu’il s’enfonça dans sa poitrine, juste au-dessous du sternum, c’était trop tard. Avec une force herculéenne, le tueur ouvrit le torse en biais, presque jusqu’à l’aine, sectionnant l’estomac, plusieurs vaisseaux importants, tranchant les intestins, déchirant le péritoine.
Une marée de sang inonda aussitôt la chemise et le pantalon du mafioso kirghize. Il ne put même pas s’arracher à son siège et n’eut que de faibles tressaillements, foudroyé par l’hémorragie massive. Pavel Sakharov le contemplait encore d’un air dégoûté lorsque la porte s’ouvrit brusquement.
Zakra pénétra dans la pièce comme une tornade et s’arrêta net. Son regard balaya le coffre ouvert, puis l’homme en train de mourir, pour se poser enfin sur le visage froid et indifférent de Pavel Sakharov. Instantanément, elle mesura le danger qu’il pouvait représenter. Ce n’était pas un petit voyou comme Karim. Elle reconnaissait l’espèce de supériorité des « Organes », ceux qui ont eu pouvoir de vie et de mort sur les peuples de l’Union soviétique pendant si longtemps. Malgré la soudaineté de son arrivée, le Russe n’avait pas eu un geste de surprise ou d’affolement.
Posément, comme s’il n’y avait rien d’anormal, Zakra entreprit de déboutonner sa houppelande, la laissant tomber à terre. Malgré les circonstances et son flegme habituel, Pavel Sakharov ne put s’empêcher d’être fasciné par la beauté de la jeune femme. Cette paire de seins qui semblaient rapportés tant ils étaient fermes et pointus, moulés par un pull noir, les longues cuisses fuselées, la taille mince et surtout ce visage où se mélangeaient la dureté minérale et une sensualité animale.
— Tiens, remarqua d’un ton glacial la nouvelle venue. Quelqu’un a enfin réglé son compte à ce gros porc.
Comme personne ne disait mot, elle contourna le bureau et plongea vers le coffre. Pavel Sakharov la vit y prendre une poignée de passeports, les trier rapidement et en extraire un de la liasse, qu’elle mit dans sa poche.
— C’est le mien, lança-t-elle. Un des gorilles de Pavel Sakharov voulut le lui reprendre. Elle fît un pas en arrière et, d’un geste gracieux, se pencha comme pour arranger sa chaussure. Quand elle se redressa, elle tenait à l’horizontale un poignard pris dans sa botte, dont la pointe se piqua juste à la hauteur du cœur du Russe.
— De l’air ! fit-elle.
Pavel Sakharov lança un ordre bref et l’homme recula. Zakra eut un sourire de tigresse repue et s’approcha de lui à le toucher. Il plongea dans ses prunelles à la lueur un peu folle et admira le sourire carnassier. Il n’avait jamais vu une femelle aussi excitante.
— Alors, tu es le nouveau patron ? demanda la jeune Kirghize d’une voix douce. Bienvenue à l’Eden. Je m’appelle Zakra et j’espère que tu me baiseras mieux que ce gros lard. J’avais l’impression d’avoir une vilaine saucisse qui s’agitait sur moi. Si tu sais me prendre, je peux être très douce.
Elle lui prit la main et l’entraîna vers la porte.
— Ce soir, dit-elle, nous allons boire du Champagne et de la vodka, manger beaucoup de caviar et baiser comme si on allait mourir.
Devant la réticence visible du Russe, elle s’arrêta net.
— Je ne te plais pas ?
— Si, admit-il à contrecœur.
— Alors, partons d’ici ! Ça sent la charogne, lança-t-elle. Il la suivit dans le couloir sombre, se disant qu’une créature de cet acabit qui connaissait bien les affaires du mafioso kirghize pouvait lui être très utile.
Pavel Sakharov était allongé les yeux ouverts, dans l’immense lit où avait jadis dormi Karim Nazarbaiev. Zakra, les cheveux défaits, nue, belle comme un fantasme à côté de lui. La soirée s’était passée exactement comme elle l’avait prévu. C’est lui qui avait demandé grâce, alors qu’elle le dévorait comme une louve. Elle faisait l’amour avec violence et habileté, ponctuant ses étreintes de cris aigus d’une voix soudain cristalline quand il la faisait jouir.
Maintenant, il fallait passer aux affaires sérieuses. Une question obsédait Pavel Sakharov : où se trouvait l’échantillon de plutonium 239 ? S’il était tombé entre de mauvaises mains, il allait très vite le savoir. Premier point : reprendre contact avec son acheteur et lui faire savoir que l’opération continuait et qu’il la dirigeait personnellement.
Il était beaucoup trop dangereux de téléphoner de Budapest. Il fallait donc utiliser la procédure qui avait déjà servi une fois ; passant par Karim Nazarbaiev dont le cadavre, discrètement emporté dans une couverture par deux de ses Tchétchènes, reposait maintenant au fond du Danube, lesté d’un poids de fonte qui l’empêcherait de remonter pour quelques siècles. Son fauteuil inondé de sang avait été brûlé, comme la moquette arrachée de son bureau. Les affaires continuaient. Zakra lui avait expliqué en quoi consistaient les activités de Nazarbaiev. La passation de pouvoirs s’était faite sans heurt. Zakra avait convoqué le bras droit de Nazarbaiev, un certain Gregor, et lui avait expliqué que le mafioso kirghize avait escroqué Pavel qui était venu se venger. Ce dernier, afin de récupérer son bien, allait gérer les affaires de Karim Nazarbaiev pendant un certain temps.
Elle-même ferait la liaison entre le nouveau chef et les exécutants. Personne n’avait posé aucune question. Désormais, c’était « Pavel » qui commandait.
Ce dernier avait décidé de demeurer à Budapest jusqu’à la fin de l’opération. C’était infiniment plus facile pour les communications, et personne ne viendrait le chercher là. La présence de Zakra à qui il avait décidé de faire relativement confiance lui évitait les contacts intempestifs. En plus, ce n’était pas désagréable de l’avoir dans son lit.
— A quoi penses-tu ?
Pavel Sakharov sursauta : la voix chaude et calme l’avait surpris. Zakra le regardait, appuyée sur un coude, merveilleusement belle.
— J’ai besoin de toi, fit-il simplement. Pour joindre ceux qui ont liquidé Stephan et les deux Tchétchènes. Tu crois que c’est possible ?
— Je vais essayer, promit Zakra.
— C’est très important et très urgent, insista-t-il. Si tu réussis, je ne t’oublierai pas.
Elle sourit, blasée. Pavel était un salaud froid comme un serpent, infiniment plus dangereux que Karim. Mais, pour l’instant, elle avait intérêt à collaborer.
— Compte sur moi, dit-elle.