Elle avait gardé dans ses prunelles la vision d’un grand Noir très beau qui dansait tout seul au milieu de la piste. Un athlète. Zakra ferma les yeux, imaginant la taille de son sexe. Elle en avait presque mal au ventre. Tout à coup, elle se tourna vers Ishan Kambiz.
— J’ai envie de danser, lança-t-elle. Je reviens. Avant qu’il ait pu l’en empêcher, elle filait vers un des deux escaliers menant au rez-de-chaussée. S’étouffant de rage, Ishan Kambiz jeta à Hashemi :
— Ramène-la !
Lui ne voulait pas se montrer en bas.
Zakra avait déjà atteint la piste. Le Noir y ondulait toujours sur place, faisant tourner ses hanches d’une façon obscène. La jeune Kirghize vint se planter en face de lui et se mit, elle aussi, à mimer l’amour. Le Noir lui adressa un vague sourire, sans plus. Elle n’en revenait pas. N’importe quel homme l’aurait violée sur place…
Exaspérée, moite de désir, elle s’approcha et colla son ventre au gros sexe comprimé par la tenue argentée.
Pendant quelques secondes, elle se sentit fondre. Puis, elle croisa le regard de son danseur, plein d’incompréhension d’abord, puis de dégoût ! Il la repoussa et, dignement, alla monter sur une table pour continuer à danser seul.
Zakra en avait les larmes aux yeux. Vexée comme un pou, elle quitta la piste.
Malko avait observé toute la scène. Lorsque Zakra se dirigea vers le fond de la Scala, il plongea dans la foule et la rattrapa juste avant qu’elle ne franchisse le barrage défendant le premier étage.
— Zakra !
Elle se retourna, marqua un temps d’arrêt, avec une ébauche de sourire. Elle planait totalement. Malko la rejoignit et lui prit la main. L’entraînant vers l’escalier. Les cerbères avaient repéré Zakra et savaient qu’il s’agissait d’une des invités de l’Iranien. Ils n’osèrent pas leur bloquer le passage et s’écartèrent de mauvaise grâce.
Arrivé en haut, Malko lâcha la main de Zakra et s’effaça dans la pénombre, la laissant continuer seule.
Ishan Kambiz embrassait à pleine bouche Linda, dépoitraillée, trop heureuse du départ de sa rivale, lorsque le fidèle Hashemi agrippa l’épaule de l’Iranien.
— Tu l’as ramenée ? demanda ce dernier.
— Le type blond. Il est monté avec cette fille. Il est dans le coin.
Zakra arrivait. Elle se laissa tomber sur le divan, indifférente. Juste derrière elle, Ishan Kambiz aperçut l’homme blond repéré en bas, en train de l’observer, puis ce dernier plongea dans la foule.
— Suis-le, intima l’Iranien.
Zakra boudait. Elle regarda autour d’elle. Dans la camarote voisine, un travelo avait glissé à genoux et, dans l’ombre de la table, administrait une fellation consciencieuse à un gros Brésilien impassible, les yeux vitreux de plaisir. Au cours de ce bal, beaucoup de Brésiliens « normaux » venaient assouvir leurs fantasmes pour quelques heures. Ils n’auraient jamais osé aller avec les travestis de l’avenida Atlantica sur Copacabana, mais ici, ils avaient l’impression que c’était différent.
Pourtant, sous les maquillages, les barbes poussaient à mesure que la nuit avançait, impitoyables.
Hashemi revint quelques minutes tard, dépité.
— Il est redescendu.
— Retrouvez-le et tuez-le, dit calmement en farsi l’Iranien. Nous partons.
Hashemi ne broncha pas. Il avait prévu quelque chose de semblable et pris ses précautions.
A la Scala, les rixes étaient fréquentes. Il fallait gagner du temps.
L’Iranien glissa à l’oreille de Zakra :
— Viens, on rentre à la maison.
Chapitre X
Malko, en bordure de la piste de danse où les travestis se déchaînaient, remuant leurs croupes artificielles, surveillait les deux escaliers menant aux camaro-fes du premier étage. Il avait eu le temps de photographier mentalement le compagnon de Zakra, qui effectivement ressemblait à la vieille photo d’Ishan Kambiz. Il était certain que tous deux allaient s’esquiver rapidement. A côté de lui, une table menaçait de s’écrouler sous le poids d’un quatuor de « créatures » en pleine samba. Milton Brabeck et Chris Jones veillaient près de la sortie, assistés de Prudente Freitas.
Effectivement, quelques instants plus tard, Malko vit surgir de l’escalier près de la sortie une cornette un peu de travers. Derrière venait le petit gros moustachu et chauve, en smoking avec jabot de dentelle. Il arrivait tout juste à l’épaule de Zakra. Malko s’apprêta à foncer à travers la foule pour le suivre, quand un violent coup d’épaule le déséquilibra. Un brun aux cheveux frisés venait de le bousculer, et, au lieu de s’excuser, revenait sur lui, le visage mauvais, marmonnant des injures en portugais. D’une bourrade, il fit reculer Malko vers l’orchestre.
Milton et Chris étaient loin dans la foule et ne pouvaient le voir. Autour de lui, les gens continuaient à danser, insouciants. Tous les regards étaient attirés par un superbe travesti de plus d’un mètre quatre-vingts, sanglé dans une guêpière phosphorescente, avec de longs bas noirs et une croupe inouïe qu’il balançait de façon obscène en chantonnant E Carnaval. L’orchestre se démenait, à faire exploser ses cuivres. Quelqu’un lui donna un coup de poing dans les reins qui le projeta contre le bord de l’estrade de l’orchestre. Malko se retourna pour se trouver nez à nez avec un Noir très maigre, en short nylon rouge, la peau huilée, le cheveu calamistré. Il avait les bras le long du corps et Malko vit immédiatement le poignard qu’il tenait serré dans la main droite. Une nouvelle bourrade le projeta en avant, directement sur le poignard que le Noir avait relevé à l’horizontale. Au dernier moment Malko parvint à dévier sa trajectoire et il s’écrasa sur une table. E Carnaval ! hurlaient les travestis autour de lui tandis qu’on essayait de l’assassiner. Trois hommes l’avaient embarqué dans une fausse rixe qui passait totalement inaperçue dans le tohu-bohu ambiant. De toute la force de ses poumons il hurla :
— Chris ! Milton !
Juste au moment d’un solo de trompette… Ses trois assassins approchaient, en arc de cercle. Malko fit le tour de l’estrade pour leur échapper et tomba presque dans les bras d’un des gays en nœud papillon rencontrés dans le hall du Caesar Park. Le jeune homme referma ses bras sur lui avec un éclat de rire.
— Alors, où sont vos superbes amis ? L’œil vitreux et les pectoraux avantageux, il était bien allumé. Malko sauta sur l’occasion.
— Là-bas, fit-il, désignant la sortie, et j’ai besoin d’eux, vous ne pouvez pas aller les récupérer ?
— Ils boudent ? demanda l’autre.
— Non, avoua Malko, j’ai un problème avec ces trois voyous.
De la tête il désigna les trois Brésiliens menaçants qui se distinguaient nettement des inoffensifs travestis.
— OK, buddy ! fit le gay, j’y vais, il y a de drôles de gens ici.
Il s’éloigna, contournant la piste. Les trois Brésiliens arrivaient. Malko vit le grand maigre se détendre et fit un bond de côté. Le couteau déchira sa chemise, se plantant dans le bois de l’estrade. Maintenant, les assassins n’essayaient même plus de donner le change. Rien ne les empêcherait plus de le tuer. Malko réussit à parer un nouveau coup. Puis, pour gagner du temps, il se hissa sur l’estrade à côté de l’orchestre. De cette position élevée, il aperçut le gay au moment où il prenait Chris Jones par le bras. Puis quelqu’un l’attrapa par une cheville.
Il se raccrocha au rideau, mais son adversaire tirait de tout son poids. Les gens riaient dans la salle, croyant à un jeu d’ivrognes. Il se vit sur un des deux grands écrans de télé suspendus de chaque côté de l’orchestre, retransmettant le spectacle en direct. Il se maudissait de ne pas avoir pris une arme. Brutalement, le rideau de scène se déchira, et il tomba lourdement d’une hauteur de plus de deux mètres, atterrissant sur un groupe de travestis qui s’écartèrent avec des couinements amusés. Il était en train de se relever lorsqu’un violent coup de pied à la tempe le fit retomber. Aussitôt, le grand Brésilien maigre se laissa tomber à genoux sur sa poitrine et le saisit à la gorge de la main gauche. Malko parvint à lui bloquer le poignet droit et à écarter le poignard, mais du coin de l’œil, il aperçut un second agresseur, un rasoir à la main, qui s’approchait de côté. Une seconde plus tard, il eut l’impression qu’un train à grande vitesse venait de le percuter.