— Le compte de l’île de Man d’Ishan Kambiz a été approvisionné par une entité contrôlée par les services spéciaux iraniens. Nous avions déjà repéré des transferts à partir de cette entité au profit de groupuscules terroristes manipulés par le Hezbollah. En particulier certaines sommes versées en contrepartie de la remise des otages de Beyrouth. Un des comptes d’Ishan Kambiz est également utilisé par le groupe Abu Nidal, qui y fait transiter des fonds en provenance de Libye.
— Et le plutonium 239 dans tout cela ?
— Je pense que le virement de cent millions de dollars est relatif à notre affaire. Aucune autre transaction ne justifie une somme pareille. Et je crois également que c’est imminent.
— Pourquoi ?
Le directeur adjoint de la CIA eut un rire discret.
— Les Iraniens ne sont pas fous. Cet argent rapporte en ce moment environ trente mille dollars par jour. Intérêts dont bénéficie Ishan Kambiz. Ils se sont sûrement dessaisis de ce pactole parce que le dénouement de l’affaire était proche.
C’était bien raisonné.
— Quelles sont vos instructions ? demanda Malko.
— Faites parler Ishan Kambiz, demanda Stanley Fawcett. Grâce à votre enquête, nous connaissons maintenant les grandes lignes de cette opération, qui confirment mes informations antérieures. Ishan Kambiz a trouvé un vendeur de plutonium 239, en Russie, et se prépare à l’acheter pour le compte de l’Iran. Je veux connaître l’identité du vendeur et la façon dont le plutonium 239 doit être livré.
— Et ensuite, en admettant qu’il parle ?
— J’ai déjà commencé à négocier une exfiltration avec les Brésiliens. Un jet privé de la Company viendra le chercher à Rio, avec le feu vert de Brasilia. Mais cela demande de tordre quelques bras.
— A propos, demanda Malko d’une voix suave. Vous ne m’avez pas dit comment il fallait faire parler Ishan Kambiz. Vous n’ignorez pas qu’il y a certaines choses que je ne ferai jamais.
Il y eut un silence pesant au bout du fil. Puis Stanley Fawcett dit d’une voix neutre :
— Mr. Milton Brabeck maîtrise parfaitement ce genre de problème. Dites-lui de ma part d’utiliser la méthode « breaking point ». Il sait de quoi il s’agit et l’appliquera sans cruauté inutile. Nous sommes hélas aux prises avec des gens qui ne respectent rien et l’enjeu est trop important pour nous en tenir à un légalisme respectable mais impuissant. Il s’agit de l’équilibre de toute une région du monde et de la vie de centaines de milliers de personnes. Cela dit, je respecte votre éthique. A plus tard.
Il raccrocha, coupant ainsi court à toute discussion. Laissant Malko très mal à l’aise. C’était la guerre et la guerre n’est pas toujours propre. Débat vieux comme le monde.
Malko alla réveiller Chris Jones qui mit plusieurs secondes à reprendre contact avec la réalité. Il alla remplacer Milton Brabeck qui rejoignit Malko. Ce que lui dit ce dernier lui arracha une grimace.
— Qu’est-ce que c’est que la méthode « breaking point » ? interrogea Malko.
— On brise les doigts du sujet, expliqua Milton Brabeck. Évidemment, ce n’est pas très agréable… Mais enfin, on n’en meurt pas.
— Vous êtes prêt à exécuter cet ordre ?
Milton Brabeck leva un regard obéissant sur Malko.
— Oui, fit-il.
— Très bien, dit Malko, réveillez Ishan Kambiz et amenez-le ici. On va essayer d’éviter les choses pas très agréables, comme vous dites. L’Iranien apparut quelques instants plus tard, ses rares cheveux en bataille, grisâtre, mais une lueur furibonde dans ses petits yeux noirs. Il apostropha Malko violemment.
— Vous allez payer très cher vos exactions, lança-t-il. Tout cela est totalement illégal. Malko le toisa avec froideur.
— Est-ce légal de financer des groupes terroristes ou d’acheter clandestinement du plutonium 239 pour le revendre à une puissance qui désire construire des armes nucléaires d’agression ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, répliqua Ishan Kambiz. Je suis retenu ici contre mon gré et vous m’avez volé des documents confidentiels. Vous ne perdez rien pour attendre.
— Mr. Kambiz, fit Malko, je veux savoir qui vous vend ce plutonium et de quelle façon vous allez en prendre livraison.
— J’ignore de quoi vous pariez.
— Les services secrets iraniens vous ont viré cent millions de dollars, dit Malko. Ce n’est pas pour acheter du plutonium 239 ?
Kambiz pâlit. La CIA n’avait pas traîné dans l’analyse des documents. C’était une catastrophe qu’ils se soient emparés de son attaché-case. Il serait obligé de changer beaucoup de choses après cela. Devant son silence, Malko annonça :
— Mr. Kambiz, je vais être obligé d’avoir recours à des méthodes déplaisantes pour vous…
Avant qu’Ishan Kambiz puisse répondre, Zakra surgit dans la pièce. En voyant l’Iranien, elle explosa.
— Vous n’avez pas encore tué cette ordure ? Cette interruption fit entrevoir à Malko une possibilité d’éviter la méthode « breaking point ». Abandonnant provisoirement Ishan Kambiz, il entraîna Zakra dans le living-room. La jeune Kirghize avait les yeux injectés de sang et le teint gris. Elle se laissa tomber à côté de lui sur le profond canapé.
— Tu as encore mal ? demanda Malko, devant les pansements adhésifs qui parsemaient son corps.
— Je m’en fous, dit-elle. Laisse-le-moi. Chez nous, au Kirghiztan, on règle ses comptes soi-même.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Le tuer, bien sûr. Hier, si tu n’étais pas arrivé, je me jetais dans le vide, pour leur échapper.
— Il ne faut pas le tuer, fit Malko.
Elle le regarda, soudain pensive.
— Qui es-tu ? Pour qui travailles-tu ?
— Je te l’expliquerai, promit Malko. Mais, toi, dis-moi quelque chose. Qui t’a remis le collier ?
— Le collier. Elle semblait faire un effort pour s’en souvenir. Puis son regard se fixa sur Malko.
— Ça t’intéresse ? Eh bien, tu le sauras si tu me donnes un couteau et que tu me laisses seule avec lui.
— Je ne peux pas, protesta Malko.
Zakra se leva et quitta la pièce. A nouveau, la nuit tombait sur Rio. L’attitude de Zakra l’intriguait. La panthère rusée, indépendante, intelligente et ambitieuse s’était muée en une créature instable, obsédée par une vengeance qui ne lui rapporterait rien. L’atavisme kirghize revenait au galop. La jeune femme ne semblait plus accessible au raisonnement. En plus, la plongée dans le monde fou du Carnaval de Rio lui avait visiblement fait sauter les neurones.
Déstabilisée, elle ne trouvait plus ses marques. Ou alors, c’était la mort frôlée qui avait changé son approche des choses. Pour l’instant, Malko n’avait pas le temps de faire de l’introspection. Il fallait faire parler Ishan Kambiz, puisque Zakra se refusait à collaborer. — A regret, il retourna dans la chambre où se trouvaient Milton Brabeck et Ishan Kambiz. Ce dernier lui adressa une bordée d’injures.
— Sale impérialiste ! On vous tuera tous. Maudite soit ta chienne de mère ! L’Islam vaincra, vous serez tous réduits en cendres… Le vernis craquait.
— Milton, dit calmement Malko, appliquez à Mr. Kambiz la méthode « breaking point ».
Le premier hurlement frappa ses tympans dix minutes plus tard.
Milton Brabeck rejoignit Malko dans le grand living blanc et annonça :
— Je lui ai cassé trois doigts. Il n’a rien dit. Son regard croisa celui de Malko, qui y lut bien des choses. L’entraînement, c’était une chose, la pratique, une autre… Sans un mot, il alla au bar et se versa une rasade de Gaston de Lagrange XO qu’il avala d’un coup. Dommage de ne pas le savourer, mais il en avait vraiment besoin.