Que venait faire Pavel Sakharov dans cet endroit sinistre ?
Trop visible dans le hall de la gare, Malko resta à l’extérieur le long des kiosques, aux aguets. C’était le seul endroit par lequel une voiture pouvait arriver. Vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir, il se fondait dans l’environnement. Son pistolet extra-plat glissé dans sa ceinture à la hauteur de sa colonne vertébrale, une balle dans le canon, lui apportait une sécurité relative.
A huit heures moins le quart, une Mercedes 560 avec téléphone s’arrêta non loin de l’entrée de la gare, mais personne n’en sortit. Il faisait trop sombre pour distinguer l’intérieur. Le train en provenance d’Istanbul entrait lentement en gare. Malko se replia vers les quais, craignant de perdre la piste. Une humanité pouilleuse, croulant sous les paquets divers, jaillit des wagons. Impossible de s’y reconnaître dans tous ces visages basanés et moustachus. Il comprit que son seul point de repère était quand même la Mercedes…
Au moment où il émergeait du hall, une portière de la voiture s’ouvrit sur Pavel Sakharov. Le Russe portait une canadienne marron et une chapka. Les mains dans les poches il fit quelques pas et demeura immobile au milieu de la foule des voyageurs qui sortaient de la gare.
Pas longtemps.
Un homme jeune, basané lui aussi, émergea de la foule et l’aborda, murmurant quelques mots à son oreille. Le pouls de Malko s’accéléra : Celui-là c’était Ali Ghotbi, l’Iranien copain de Cyrus Tadjeh. Les deux hommes entrèrent dans la gare et Malko, perdu dans la foule, n’eut pas trop de mal à le suivre. Pavel et Ali rejoignirent deux hommes qui venaient de descendre du train. Un jeune, de type moyen-oriental lui aussi, avec une grosse moustache, et un autre beaucoup plus âgé, à la crinière blanche, serré dans un pardessus de cachemire trop élégant pour la gare de l’Est, une petite valise à la main.
Surprise : l’homme à la crinière blanche et Pavel Sakharov s’étreignirent chaleureusement ! De toute évidence, ils se connaissaient. Ils se séparèrent des deux autres et s’éloignèrent vers la place Baross, tandis que les deux autres revenaient vers la Mercedes.
Malko garda le contact visuel avec les deux qui l’intéressaient. Il les vit pénétrer dans l’hôtel Park, réplique en infiniment plus modeste du WaldorfAstoria de New York, avec deux petites tours de six étages, Malko traversa pour les observer à travers la porte vitrée. Le hall n’était guère plus grand qu’un placard à balais. L’homme aux cheveux blancs discutait à la réception. Pavel Sakharov se tenait un peu en retrait. Ensuite, les deux hommes passèrent dans le Bierstube voisin et s’installèrent dans un box. Malko en avait assez vu. Il s’éloigna, l’estomac contracté. Il n’était plus assis sur un baril de poudre, mais sur une machine infernale en train de faire tic-tac… L’arrivée de l’homme aux cheveux blancs était le grain de sable dans sa belle mécanique. D’après la procédure employée, il le soupçonnait d’être un personnage important des services iraniens. Par un moyen ignoré de Malko, Pavel Sakharov avait repris un contact direct avec ses acheteurs… Si les Iraniens ignoraient la mort d’Ishan Kambiz, ce n’était qu’un contretemps. Dans le cas contraire, sa vie était en danger. Sakharov et les Iraniens n’auraient plus qu’une priorité : l’éliminer.
Il regagna sa voiture, déchiré entre deux options. La première, la plus sûre, était de démonter. Il avait le temps d’aller récupérer Zakra et ensuite, par l’intermédiaire de la CIA, d’alerter la police hongroise. Dans ce cas, il y avait de fortes chances que les trafiquants passent entre les mailles du filet, le plutonium 239 se trouvant hors d’atteinte.
L’autre option était de continuer, comme si de rien n’était, jusqu’à la livraison du plutonium. Si elle avait lieu.
Mehdi, Chimran n’aurait jamais pensé que la situation était aussi grave. Maintenant, il avait un tableau complet de la situation. Le premier échantillon de plutonium 239 n’avait pas été perdu, mais récupéré d’abord par la police hongroise, puis par les Américains. Le reste était facile à deviner…
L’opération « Darius » pénétrée, Zakra avait été suivie jusqu’à Rio, menant droit à Ishan Kambiz qui avait été éliminé brutalement. Cette férocité le faisait se demander s’il n’avait pas en face de lui des Israéliens au lieu d’Américains. Question académique. Israéliens ou Américains, tous voulaient la même chose : le plutonium 239. Il but une gorgée de café infect. Maintenant, tout reposait sur ses épaules. Il passa la main dans sa crinière neigeuse et demanda en russe, du reproche plein la voix :
— Comment avez-vous pu travailler avec quelqu’un comme ce Karim Nazarbaiev ? Tout est de sa faute.
Un éclair de fureur passa dans les yeux de l’ex-général du KGB.
— Jamais je n’aurais pensé qu’il soit aussi bête et aussi avide ! avoua-t-il. Il n’était qu’un intermédiaire. A ce moment je ne voulais pas encore venir à Budapest. Mais ce salaud ne l’a pas emporté au paradis… Mehdi Chimran suggéra :
— Il faut retarder toute l’opération.
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Nous avons aux trousses les gens de Boris Eltsine. Il a réformé un KGB qui lui est fidèle et les Américains sont sur son dos. Depuis un moment, ils tournent autour de cette opération, et s’ils tirent le bon fil…
— Où est le plutonium ?
— J’ai réussi à le faire sortir du centre de production. Il est stocké près de Beregovo, mais tout doit être réglé d’ici la fin de la semaine.
— Comment allez-vous l’acheminer ici ?
— Je me suis assuré un hélicoptère. Et vous, comment allez-vous l’évacuer ?
— Je vais régler ce problème, affirma l’Iranien. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait procéder. Mais avant tout il fallait assurer l’exécution du plan « Darius ». S’il perdait à la fois l’argent confié à Ishan et le plutonium, il valait mieux pour lui partir s’installer au pôle sud…
— Très bien, dit-il, nous allons traiter cette semaine. Pavel Sakharov le fixa, soupçonneux.
— Et l’argent ?
— Je vais le mobiliser, affirma Mehdi Chimran. Pour le budget d’un pays comme l’Iran, c’était une goutte d’eau. Il regarda sa montre.
— Je dois me rendre à l’ambassade. Retrouvons-nous demain, ici, à la même heure. Qu’allez-vous faire avec cet imposteur, ce soi-disant bras droit d’Ishan ? Il travaille soit pour les Américains, soit pour les Israéliens.
Les yeux pâles de Pavel Sakharov se glacèrent un peu plus.
— J’en fais mon affaire, affirma-t-il.
— Je considère cela comme une priorité absolue. Je ne veux pas traiter tant qu’il ne sera pas éliminé, avertit Mehdi Chimran.
— Je vais faire au mieux, promit Sakharov, mais il est peut-être plus intelligent de gagner un peu de temps. Son élimination peut déclencher des réactions. Il n’est pas seul. Faites-moi confiance, je sais traiter ce genre de problème mieux que vous.