— Tibor dit qu’ils montent à la Citadelle, annonça Chris Jones. Il n’y a presque plus de circulation, on est obligé de prendre du champ.
Malko jura entre ses dents. Il venait de passer devant le Gellért. Il monta encore un peu puis s’arrêta à l’entrée de Citadelle Sélany. Trop risqué d’aller plus loin. La voix de Chris Jones éclata dans le récepteur, stressée…
— Il vient de s’arrêter près d’une Mercedes. Attendez… il y a quelqu’un qui est sorti de la Mercedes et qui monte dans le taxi. Un grand type, plutôt chauve, Pavel Sakharov ! Shit ! Je ne vois plus rien.
— Chris ! appela Malko, vous ne pouvez pas activer votre système d’écoutes ?
Les gorilles avaient apporté des micros directionnels capables de capter des conversations, même dans une voiture fermée, grâce aux vibrations des glaces.
— Trop loin, répondit Chris Jones. Et nous sommes en sens unique, obligés de redescendre.
— OK ! fit Malko, c’est trop risqué de rester dans le coin. Continuez jusqu’à Szirtes utça. Il n’y a qu’un chemin pour redescendre de la Citadelle. Ils vont forcément passer devant vous. Prévenez-moi. Nous nous mettons à l’abri aussi.
Il tourna dans une petite voie tranquille bordée de villas, Kocsàny utça, et s’arrêta, hors de vue de la voie principale. Vingt minutes s’écoulèrent puis de nouveau, la voix de Chris Jones.
— Le taxi vient de passer. La Mercedes est encore là-haut. Quelques minutes de silence, puis :
— On passe le pont. Ils prennent à gauche. Le quai Belgrâd. Ils vont vers le nord.
Là, avec la circulation, c’était plus facile. Un quart d’heure plus tard, le taxi déposait Mehdi Chimran au Duna Intercontinental et repartait.
— Il est entré, annonça Chris Jones.
— Envoyez vite Tibor à l’intérieur.
Lui s’était arrêté dans le parking situé entre le quai Belgrâd et le Danube, en contrebas de l’hôtel. Trois minutes plus tard, la voix de Chris Jones annonça :
— Tibor vient de revenir. Chimran a retiré une enveloppe qui l’attendait à la réception et il a pris l’ascenseur pour descendre. Il va probablement au garage. S’il sort, il doit passer devant nous.
Silence, puis la voix triomphante du gorille.
— Il vient de sortir du parking. Il conduit une Mercedes 240 verte avec une plaque diplo. On y va.
Sans même savoir le numéro, Malko était presque certain qu’il s’agissait d’une voiture de l’ambassade d’Iran… Ils reprirent la filature et, un peu plus tard, Chris Jones annonça :
— Il vient de se garer dans Kerepesi, assez loin de l’hôtel. Il part à pied.
Malko continua jusqu’à l’avenue Kerepesi qui longeait le champ de courses et trouva facilement la Mercedes. C’était celle qu’il avait déjà vue, avec Cyrus Tadjeh au volant.
Le stringer Tibor Zaïa n’avait pas été admis à la réunion entre Alan Spencer, Malko et les deux gorilles. Sagement, il patientait dans l’antichambre, en fumant un cigare offert par la Company…
— Il faudrait savoir ce qu’ils se sont dit, conclut avec une grande clairvoyance Alan Spencer.
Un épais silence lui répondit. A moins d’avoir une boule de cristal…
Mehdi Chimran était retourné à son hôtel et Pavel avait disparu dans la nature. La récupération de la voiture de l’ambassade indiquait toutefois l’imminence de l’action. Hélas, l’expérience du matin avait prouvé la difficulté d’une filature discrète. En rase campagne, cela devenait pratiquement impossible. Si l’Iranien leur glissait entre les doigts au stade final de l’opération, c’était le bouquet.
— J’ai une idée, dit soudain Malko. Il y a eu un témoin à la conversation entre Pavel Sakharov et Mehdi Chimran.
— Qui ?
— Ferencz Korvin, dit Malko, l’ancien flic du MVA. Celui qui m’a déjà renseigné.
— Vous pensez qu’il parlerait ? interrogea l’Américain.
— Tout dépend de la façon dont on lui demande.
— Vous savez où le trouver ?
— Je connais son adresse. Il y est en général en fin de journée.
— Tentez le coup, conseilla le chef de station.
— Un détail, précisa Malko. Si Korvin refuse de parler, nous sommes dans l’obligation de nous assurer de sa personne jusqu’à nouvel ordre. C’est-à-dire de le kidnapper.
— Il me tiendra compagnie, il y a de la place dans le fourgon, ricana Chris Jones.
Alan Spencer, lui, faisait ses comptes. Kidnapping, chantage, coups et blessures, sans parler de l’imprévu. Heureusement que ce n’était pas un individu recommandable.
— Allez-y, soupira-t-il. Je ne bouge pas d’ici.
— C’est pas possible, c’est une cave !
Milton Brabeck venait de se cogner à un angle vif, dans l’obscurité totale du couloir menant à la chambre de Ferencz Korvin. La voiture de l’ancien flic du MVA était en bas, donc il devait se trouver chez lui. Malko arriva enfin devant sa porte et frappa.
Pas de réponse.
Il recommença à tambouriner. Cette fois il y eut des pas lourds de l’autre côté du battant et une voix rogomme demanda en hongrois :
— Qui c’est ?
— L’ami de Serguei, lança Malko à travers la porte.
— J’attends personne, répliqua le chauffeur de taxi. Visiblement, il n’était pas décidé à ouvrir. Malko se tourna vers Chris et dit simplement :
— Allez-y.
Il n’y avait pas beaucoup de place, mais le gorille put quand même prendre quelques mètres d’élan. Il passa à travers le battant comme si c’était du papier à cigarette. Milton fonça derrière, Beretta 92 au poing.
— On se calme, lança-t-il en anglais, la seule langue qu’il connaisse.
Ferencz Korvin, assis sur son lit, une boîte de conserve à la main, regarda, abasourdi, les deux montagnes de chair qui venaient de faire irruption dans son taudis. Puis, comme un ours brun qui émerge de son hivernage, il attrapa au vol son démonte-pneus et fonça en avant.
La détonation du Beretta 92 retentit, amortie par le silencieux. Korvin s’arrêta net, pétrifié. Regardant Chris et Milton à qui il trouva de sales gueules.
Des gueules de flics.
Malko apparut à son tour, et s’empara d’un tabouret avec un calme démoralisant.
— Mr. Korvin, dit-il en russe, il ne faut pas prendre mal notre intrusion. J’avais absolument besoin de parler avec vous.
— Moi, j’ai pas besoin de parler, éructa l’ancien flic. C’est qui ces deux singes ?
— Des amis.
Chris et Milton tenaient toute la place, observant de leur regard bleu et froid Ferencz Korvin. Il en avait des frissons dans le dos. Une bonne partie du plâtre du plafond était maintenant à ses pieds en petit tas.
— Foutez le camp, fit-il, je vais travailler.
— Ce matin, dit Malko, vous avez emmené un homme aux cheveux blancs que vous avez chargé près de l’hôtel Park. Il a retrouvé notre ami Pavel dans votre voiture. Qu’est-ce qu’ils se sont dit ?
De stupéfaction, Ferencz Korvin demeura d’abord muet. Puis, il poussa une espèce de rugissement et brandit son démonte-pneus.