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Alors, je sentis que je ne pourrais plus rien dire, que je ne supporterais pas l’expression que prendrait le visage de ma mère, lorsqu’elle m’aurait compris. Ce peu de lumière m’épargna une faute irréparable, inutile. Les confidences, mon amie, sont toujours pernicieuses, quand elles n’ont pas pour but de simplifier la vie d’un autre.

J’avais été trop loin pour m’en tenir au silence ; je dus parler. Je dépeignais la tristesse de mon existence, mes chances d’avenir indéfiniment reculées, la sujétion où mes frères me retenaient dans la famille. Je pensais à une sujétion bien pire, dont j’espérais me délivrer en partant. Je mis, dans ces pauvres plaintes, toute la détresse que j’aurais mise dans un autre aveu, que je ne pouvais faire, et qui m’importait seul. Ma mère se taisait ; je compris que je l’avais persuadée. Elle se leva pour gagner la porte. Elle était faible et fatiguée ; je sentis combien il lui était pénible de ne pas me dire non. C’était peut-être comme si elle avait perdu un second enfant. Je souffrais de ne pouvoir lui donner la vraie cause de mon insistance ; elle devait me croire égoïste j’aurais voulu lui dire que je ne m’en irais pas.

Le lendemain, elle me fit appeler ; nous parlâmes de mon départ comme s’il avait toujours été convenu entre nous. Ma famille n’était pas assez riche pour me faire une pension ; je devrais travailler pour vivre. Afin de me faciliter les débuts, ma mère me donna, en grand secret, une somme prise sur son argent personnel. Ce n’était pas une somme importante, mais elle nous le parut à tous deux. Je l’ai remboursée en partie, dès que cela me fut possible, mais ma mère est morte trop vite ; je n’ai pu m’acquitter tout à fait. Ma mère croyait à mon avenir. Si jamais j’ai désiré un peu de gloire, c’est parce que je savais qu’elle en serait heureuse. Ainsi, à mesure que disparaissent ceux que nous avons aimés, diminuent les raisons de conquérir un bonheur que nous ne pouvons plus goûter ensemble.

J’allais avoir dix-neuf ans. Ma mère tenait à ce que je ne partisse qu’après mon anniversaire ; je revins donc à Woroïno. Durant les quelques semaines que j’y passai, je n’eus à me reprocher aucun acte, et presque aucun désir. J’étais naïvement occupé de préparer mon départ ; je désirais m’en aller avant le temps de Pâques, qui ramène dans le pays trop d’étrangers. Le dernier soir, je fis mes adieux à ma mère. Nous nous séparâmes simplement. Il y a quelque chose de blâmable à se montrer trop tendre, lorsqu’on s’en va, comme pour se faire regretter. Puis, les baisers voluptueux nous désapprennent les autres ; on ne sait plus, ou l’on n’ose plus. Je voulais partir le lendemain de très bonne heure, sans déranger personne. Je passai la nuit dans ma chambre, devant ma fenêtre ouverte, à imaginer mon avenir. C’était une nuit immense et claire. Le parc n’était séparé du grand chemin que par une grille ; des gens attardés passaient sur la route en silence ; j’entendais dans l’éloignement leurs pas lourds ; soudain, leur chant triste monta. Il se peut que ces pauvres gens ne pensaient, ne souffraient qu’obscurément, à la façon des choses. Mais leur chant contenait ce qu’ils pouvaient avoir d’âme. Ils chantaient seulement pour alléger leur marche ; ils ne savaient pas ce qu’ils exprimaient ainsi. Je me souviens d’une voix de femme, si limpide qu’elle aurait pu voler sans fatigue, indéfiniment, jusqu’à Dieu. Je ne croyais pas impossible que la vie tout entière devînt une ascension pareille ; je me le promis solennellement. Il n’est pas difficile de nourrir des pensées admirables lorsque les étoiles sont présentes. Il est plus difficile de les garder intactes dans la petitesse des journées ; il est plus difficile d’être devant les autres ce que nous sommes devant Dieu.

J’arrivai à Vienne. Ma mère m’avait inculqué contre l’Autriche toutes les préventions des Moraves ; je passai une première semaine si cruelle que j’aime mieux n’en rien dire. Je pris une chambre dans une maison assez pauvre. J’étais plein de bonnes intentions ; je me rappelle que je croyais pouvoir ranger méthodiquement mes désirs et mes peines, comme on range les objets dans le tiroir d’un meuble. Il y a, dans les renoncements de la vingtième année, un enivrement amer. J’avais lu, j’ignore dans quel livre, que certains troubles ne sont pas rares, à une époque déterminée de l’adolescence ; j’antidatais mes souvenirs pour me prouver qu’il s’agissait d’incidents très banals, limités à une période de la vie que j’avais dépassée. Je ne songeais même pas aux autres formes du bonheur ; il me fallait donc choisir entre mes penchants, que je jugeais criminels, et une renonciation complète qui n’est peut-être pas humaine. Je choisis. Je me condamnai, à vingt ans, à l’absolue solitude des sens et du cœur. Ainsi commencèrent plusieurs années de luttes, d’obsessions, de sévérité. Il ne m’appartient pas de dire que mes efforts furent admirables ; on pourrait dire qu’ils furent insensés. En tout cas, c’est quelque chose que de les avoir faits ; ils me permettent aujourd’hui de m’accepter plus honorablement moi-même. Justement parce que j’aurais pu trouver, dans cette ville inconnue, des occasions plus faciles, je me crus tenu de les repousser toutes ; je ne voulais pas manquer à la confiance qu’on m’avait montrée en me laissant partir. Pourtant, il est étrange de voir avec quelle rapidité nous nous habituons à nous-mêmes ; je trouvais méritoire de renoncer à ce dont, quelques mois plus tôt, je croyais avoir horreur.

Je vous ai dit que je m’étais logé dans une maison assez misérable. Mon Dieu, je ne prétendais à rien d’autre. Mais ce qui rend la pauvreté si dure, ce ne sont pas les privations, c’est la promiscuité. Notre situation, à Presbourg, m’avait évité les contacts sordides que l’on subit dans les villes. Malgré les recommandations dont m’avait muni ma famille, il me fut longtemps difficile, à mon âge, de trouver à donner des leçons. Je n’aimais pas à me mettre en avant ; je ne savais donc pas m’y prendre. Il me sembla pénible de servir d’accompagnateur dans un théâtre, où ceux qui m’entouraient crurent me mettre à l’aise, à force de familiarité. Ce ne fut pas là que je pris meilleure opinion des femmes qu’on est censé pouvoir aimer. J’étais malheureusement très sensible aux aspects extérieurs des choses ; je souffrais de la maison où j’habitais ; je souffrais des gens que j’y devais parfois rencontrer. Vous pensez bien qu’ils étaient vulgaires. Mais j’ai toujours été aidé, dans mes rapports avec les gens, par l’idée qu’ils ne sont pas très heureux. Les choses non plus ne sont pas très heureuses ; c’est ce qui fait que nous nous prenons d’amitié pour elles. Ma chambre m’avait d’abord répugné ; elle était triste, avec une sorte de fausse élégance qui serrait le cœur, parce qu’on sentait qu’on n’avait pu faire mieux. Elle n’était pas non plus très propre : on voyait que d’autres personnes y avaient passé avant moi, et cela me dégoûtait un peu. Puis je finis par m’intéresser à ce qu’avaient pu être ceux-là, et à m’imaginer leur vie. C’étaient comme des amis, avec lesquels je ne pouvais me brouiller, parce que je ne les connaissais pas. Je me disais qu’ils s’étaient assis à cette table pour faire péniblement leurs comptes de la journée, qu’ils avaient allongé dans ce lit leur sommeil ou leur insomnie. Je pensais qu’ils avaient eu leurs aspirations, leurs vertus, leurs vices, et leurs misères, comme j’avais les miennes. Je ne sais pas, mon amie, à quoi nous serviraient nos tares, si elles ne nous enseignaient la pitié.

Je m’habituai. On s’habitue facilement. Il y a une jouissance à savoir qu’on est pauvre, qu’on est seul et que personne ne songe à nous. Cela simplifie la vie. Mais c’est aussi une grande tentation. Je revenais tard, chaque nuit, par les faubourgs presque déserts à cette heure, si fatigué que je ne sentais plus la fatigue. Les gens que l’on rencontre dans les rues, pendant le jour, donnent l’impression d’aller vers un but précis, que l’on suppose raisonnable, mais, la nuit, ils paraissent marcher dans leurs rêves. Les passants me semblaient, comme moi, avoir l’aspect vague des figures qu’on voit dans les songes, et je n’étais pas sûr que toute la vie ne fût pas un cauchemar inepte, épuisant, interminable. Je n’ai pas à vous dire la fadeur de ces nuits viennoises. J’apercevais quelquefois des couples d’amants étalés sur le seuil des portes, prolongeant tout à l’aise leurs entretiens, ou leurs baisers peut-être ; l’obscurité, autour d’eux, rendait plus excusable l’illusion réciproque de l’amour ; et j’enviais ce contentement placide, que je ne désirais pas. Mon amie, nous sommes bien étranges. J’éprouvais pour la première fois un plaisir de perversité à différer des autres ; il est difficile de ne pas se croire supérieur, lorsqu’on souffre davantage, et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur.