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J’avais peur de me retrouver dans ma chambre, de m’étendre sur le lit, où j’étais sûr de ne pouvoir dormir. Pourtant, il fallait en venir là. Même lorsque je ne rentrais qu’à l’aube, ayant contrevenu à mes promesses envers moi-même (je vous assure, Monique, cela m’arrivait rarement), il fallait bien finir par remonter chez moi, ôter de nouveau mes vêtements comme j’aurais souhaité, peut-être, pouvoir me débarrasser de mon corps, et m’allonger entre les draps, où cette fois le sommeil venait. Le plaisir est trop éphémère, la musique ne nous soulève un moment que pour nous laisser plus tristes, mais le sommeil est une compensation. Même lorsqu’il nous a quittés, il nous faut quelques secondes pour recommencer à souffrir ; et l’on a, chaque fois qu’on s’endort, la sensation de se livrer à un ami. Je sais bien que c’est un ami infidèle, comme tous les autres ; lorsque nous sommes trop malheureux il nous abandonne aussi. Mais nous savons qu’il reviendra tôt ou tard, peut-être sous un autre nom, et que nous finirons par reposer en lui. Il est parfait quand il est sans rêves ; on pourrait dire que, chaque soir, il nous réveille de la vie.

J’étais absolument seul. Je me suis tu, jusqu’à présent, sur les visages humains où s’est incarné mon désir ; je n’ai interposé, entre vous et moi, que des fantômes anonymes. Ne croyez pas qu’une pudeur m’y contraigne, ou la jalousie qu’on éprouve même à l’égard de ses souvenirs. Je ne me vante pas d’avoir aimé. J’ai trop senti combien peu durables sont les émotions les plus vives, pour vouloir, du rapprochement d’êtres périssables, engagés de toutes parts dans la mort, tirer un sentiment qui se prétende immortel. Ce qui nous émeut chez un autre ne lui est après tout que prêté par la vie. Je sens trop bien que l’âme vieillit comme la chair, n’est, chez les meilleurs, que l’épanouissement d’une saison, un miracle éphémère, comme la jeunesse elle-même. À quoi bon, mon amie, nous appuyer à ce qui passe ?

J’ai craint les liens d’habitude, faits d’attendrissements factices, de duperie sensuelle et d’accoutumance paresseuse. Je n’aurais pu, ce me semble, aimer qu’un être parfait ; je serais trop médiocre pour mériter qu’il m’accueille, même s’il m’était possible de le trouver un jour. Ce n’est pas tout, mon amie. Notre âme, notre esprit, notre corps, ont des exigences le plus souvent contradictoires ; je crois malaisé de joindre des satisfactions si diverses sans avilir les unes et sans décourager les autres. Ainsi, j’ai dissocié l’amour. Je ne veux pas flatter mes actes d’explications métaphysiques, quand ma timidité est une cause suffisante. Je me suis presque toujours borné à des complicités banales, par une obscure terreur de m’attacher et de souffrir. C’est assez d’être le prisonnier d’un instinct, sans l’être aussi d’une passion ; et je crois sincèrement n’avoir jamais aimé.

Puis des souvenirs me reviennent. Ne vous effrayez pas : je ne décrirai rien ; je ne vous dirai pas les noms ; j’ai même oublié les noms, ou ne les ai jamais sus. Je revois la courbe particulière d’une nuque, d’une bouche ou d’une paupière, certains visages aimés pour leur tristesse, le pli de lassitude qui abaissait leurs lèvres, ou même ce je ne sais quoi d’ingénu qu’a la perversité d’un être jeune, ignorant et rieur ; tout ce qui affleure d’âme à la surface d’un corps. Je pense à des inconnus qu’on ne reverra pas, qu’on ne tient pas à revoir et qui, à cause de cela même, se racontent ou se taisent avec sincérité. Je ne les aimais pas : je ne désirais pas refermer les mains sur le peu de bonheur qui m’était apporté ; je ne souhaitais d’eux ni compréhension, ni même la durée d’une tendresse : simplement, j’écoutais leur vie. La vie est le mystère de chaque être : elle est si admirable qu’on peut toujours l’aimer. La passion a besoin de cris, l’amour lui-même se complaît dans les mots, mais la sympathie peut être silencieuse. Je l’ai ressentie, non seulement à des minutes prévues de gratitude et d’apaisement, mais envers des êtres que je n’associais à l’idée d’aucune joie. Je l’ai connue en silence, puisque ceux qui l’inspirent ne la comprendraient pas ; il n’est pas nécessaire que quelqu’un la comprenne. J’ai aimé de la sorte les figures de mes rêves, de pauvres gens médiocres, et quelquefois des femmes. Mais les femmes, bien qu’elles disent le contraire, ne voient dans la tendresse qu’un acheminement vers l’amour.

J’avais, pour voisine de chambre, une personne assez jeune qui se nommait Marie. Ne vous imaginez pas que Marie fût très belle ; c’était une physionomie ordinaire, qui passait inaperçue. Marie était un peu mieux qu’une servante. Elle travaillait pourtant, et je ne crois pas que son travail aurait suffi à la faire vivre. En tout cas, lorsque j’allais chez elle, je la trouvais toujours seule. Elle s’arrangeait, je suppose, pour l’être à ces heures-là.

Marie n’était pas intelligente, ni peut-être très bonne, mais elle était serviable, comme sont les pauvres gens qui savent la nécessité de l’entraide. Il semble que la solidarité se dépense, chez eux, en petite monnaie journalière. On doit être reconnaissant des moindres bons procédés ; c’est pourquoi je parle de Marie. Elle n’avait d’autorité sur personne ; elle aimait, je pense, à en avoir sur moi ; elle me donnait des conseils sur la façon de me vêtir chaudement, ou d’allumer mon feu, et s’occupait à ma place de petits riens utiles. Je n’ose dire que Marie me rappelait mes sœurs ; pourtant, je retrouvais là ces doux gestes de femme, qu’enfant j’avais aimés. On voyait qu’elle s’efforçait d’avoir de belles manières, et c’est déjà méritoire. Marie croyait aimer la musique ; elle l’aimait véritablement : par malheur, elle avait très mauvais goût. C’était un mauvais goût presque touchant à force d’être ingénu ; les sentiments les plus conventionnels lui paraissaient les plus beaux : on eût dit que son âme, comme sa personne, se contentait de parures fausses. Marie pouvait mentir le plus sincèrement du monde. Je suppose qu’elle vivait, comme la plupart des femmes, d’une existence imaginaire où elle était meilleure et plus heureuse que dans l’autre. Par exemple, si je l’avais interrogée, elle m’aurait affirmé n’avoir jamais eu d’amants ; elle aurait pleuré si je ne l’avais pas crue. Elle avait, au fond d’elle-même, le souvenir d’une enfance vécue à la campagne, dans un milieu très honorable, et celui d’un vague fiancé. Elle avait aussi d’autres souvenirs, dont elle ne parlait pas. La mémoire des femmes ressemble à ces tables anciennes dont elles se servent pour coudre. Il y a des tiroirs secrets ; il y en a, fermés depuis longtemps et qui ne peuvent s’ouvrir ; il y a des fleurs séchées qui ne sont plus que de la poussière de roses ; des écheveaux emmêlés, quelquefois des épingles. La mémoire de Marie était très complaisante : elle devait lui servir à broder son passé.